Cronos – Guillermo del Toro

En 1536, l’alchimiste Uberto Fulcanelli (Mario Iván Martínez), fuyant l’Inquisition, arrive à Vera Cruz, au Mexique, où il devient l’horloger officiel du vice-roi. Il consacre alors son savoir à la création d’un mystérieux appareil appelé « l’invention de Cronos ». Dissimulé sous une carapace dorée en forme d’insecte, cet objet offre à son possesseur le don de la vie éternelle. Quatre cents ans plus tard, en 1937, un édifice s’effondre, et parmi les victimes, on retrouve un homme à la peau très pâle, transpercé au torse : c’est l’alchimiste. Après une courte enquête, tout ce qui se trouvait dans la maison de ce dernier est vendu aux enchères. De nos jours, Jesús Gris (Federico Luppi), un antiquaire, découvre par hasard Cronos, caché à l’intérieur d’une ancienne statue qu’il est en train de restaurer avec sa petite-fille, Aurora (Tamara Shanath)…

Aussi surprenant que cela puisse paraître, Cronos n’était jamais sorti dans les salles françaises. Pourtant, le film a été découvert lors de la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 1993, où il a remporté le Grand Prix Mercedes-Benz. Cronos marque les débuts d’un jeune réalisateur de 28 ans, Guillermo del Toro. Passionné de cinéma fantastique et des films de monstres, Del Toro commence sa carrière comme spécialiste des effets spéciaux de maquillage, après avoir réussi à convaincre Dick Smith de le prendre en stage. Il fonde ensuite une petite société dédiée au maquillage à Mexico. C’est lors du tournage du superbe Cabeza de Vaca (1991) de Nicolás Echevarría que Guillermo del Toro présente son scénario de Cronos à la productrice Bertha Navarro. Intriguée par le projet, elle parvient à convaincre des partenaires américains d’investir dans le film. Finalement, ces derniers ne participeront pas à la production, mais Cronos réussit à se concrétiser entièrement grâce à des capitaux mexicains.

Toujours sur ce même tournage, Guillermo del Toro rencontre deux techniciens clés pour Cronos : Guillermo Navarro (frère de Bertha), qui deviendra son chef opérateur attitré, et Tolita Figueroa, qui sera en charge des décors. Il fait également la connaissance de Daniel Giménez Cacho, que l’on retrouvera au casting de Cronos. Del Toro réunit une magnifique distribution pour Cronos. Pour incarner son vampire, del Toro confie le rôle à Federico Luppi, une immense vedette du cinéma argentin et latino-américain. Luppi est le fils d’immigrés italiens en Argentine. Dans sa jeunesse, il s’inscrit aux Beaux-Arts, tout en exerçant divers petits boulots : boucher dans une usine de conditionnement de viande, courtier en assurance ou encore employé de banque. Finalement, il trouve sa voie sur les planches du théâtre. Il tourne son premier film, Pajarito Gómez, en 1965. La consécration arrive rapidement avec le mélodrame El Romance del Aniceto y la Francisca (1967) de Leonardo Favio, considéré comme l’un des meilleurs films de l’histoire du cinéma argentin. Luppi tourne énormément, autant pour le cinéma que pour la télévision. Il travaille sur l’ensemble du continent latino-américain, ce qui renforce encore sa popularité.

Guillermo del Toro est persuadé d’avoir trouvé son vampire après avoir vu Federico Luppi dans Ultimos dias de la victima (1982) d’Adolfo Aristarain,où, durant les trois quarts du film, il ne prononce pas un mot. Del Toro est impressionné par la capacité de Luppi à exprimer des émotions à travers son attitude, son comportement, et sa gestuelle, sans avoir recours à la parole. Cette volonté d’éviter les dialogues se retrouve dans l’ensemble de l’œuvre de del Toro. Dans une certaine mesure, il est un cinéaste du muet : tous ses films comportent de longs passages sans le moindre échange verbal, laissant les acteurs transmettre les émotions par leur jeu.

Federico Luppi possédait également une certaine ressemblance avec Christopher Lee, ce qui ancre son personnage de vampire dans la tradition du Dracula de la Hammer et de Terence Fisher, tout en lui conférant une identité distincte. Luppi et del Toro travailleront de nouveau ensemble dans deux autres films majeurs : L’Échine du diable (El espinazo del diablo, 2001) et Le Labyrinthe de Pan (El laberinto del fauno, 2006), deux productions espagnoles qui marqueront la carrière de del Toro.

Claudio Brook est l’une des grandes figures du cinéma mexicain. Sa carrière internationale prend son essor après le succès de l’un des chefs-d’œuvre de Luis Buñuel, L’Ange exterminateur (El Angel exterminator, 1962), son troisième film sur cinq avec le réalisateur. Né à Mexico le 28 août 1927, d’un père britannique et d’une mère mexicaine d’origine française, Claudio grandit dans un environnement multilingue, parlant espagnol, anglais et français, un atout qui lui servira tout au long de sa carrière.

Il fait ses débuts au cinéma en 1955 dans le western américano-mexicain Fury in Paradise de George Bruce. Grâce à sa parfaite maîtrise de l’anglais, il joue dans plusieurs productions américaines tournées au Mexique et décroche notamment quatre rôles différents dans la série télévisée Sheena, reine de la jungle (1955-1956) avec « Irish » McCalla. C’est Luis Buñuel qui lui offre son premier rôle marquant dans La jeune fille (The Young One, 1960), un mélodrame surréaliste tourné au Mexique mais en anglais. L’année suivante, Brook fait une brève apparition dans Viridiana (1961), autre chef-d’œuvre de Buñuel, récompensé par la Palme d’Or à Cannes.

Au Mexique, Claudio Brook affronte le célèbre catcheur masqué Santo dans Santo en el museo de cera (1963), réalisé par Alfonso Corona Blake et Manuel San Fernando. Il apparaît ensuite dans deux westerns d’Arnold Laven, Geronimo (1962) et Les Compagnons de la gloire (The Glory Guys, 1965), ce dernier étant scénarisé par Sam Peckinpah. Brook retrouve Buñuel pour un autre chef-d’œuvre, Simon du désert (1965), où il incarne un mystique juché au sommet d’une colonne.

Louis Malle lui offre ensuite un rôle face à Brigitte Bardot et Jeanne Moreau dans Viva Maria! (1965), une fantaisie révolutionnaire qui lance sa carrière dans le cinéma français. Il enchaîne avec Du rififi à Paname (1966) de Denys de La Patellière, un polar inspiré d’Auguste Le Breton, où il se retrouve face à Jean Gabin au sein d’une distribution prestigieuse, incluant Gert Fröbe, George Raft, Marcel Bozzuffi, Claude Brasseur et Mireille Darc. Brook retrouve cette dernière dans La Blonde de Pékin (1967) de Nicolas Gessner, une comédie policière basée sur une série noire de James Hadley Chase. Entre-temps, il incarne un officier anglais dans La Grande vadrouille (1966), l’un des plus grands succès du cinéma français, aux côtés de Bourvil et Louis de Funès.

Ron Perlman est un acteur américain dont la carrière a été propulsée par des réalisateurs étrangers, notamment français. Le public mondial le découvre en homme du paléolithique dans La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud en 1981. Cependant, Perlman a du mal à percer aux États-Unis. Il envisage même de devenir chauffeur de limousine à plein temps, jusqu’à ce qu’Annaud le rappelle pour un rôle clé dans l’adaptation du roman d’Umberto Eco, Le Nom de la rose (1986). Cette ambitieuse production européenne, portée par Sean Connery, connaît un succès international. Ce triomphe attire l’attention des producteurs américains qui reconnaissent en Ron Perlman un talent d’acteur caméléon, capable de grandes transformations. Ils lui confient alors le rôle de la Bête, aux côtés de Linda Hamilton dans la série télévisée La Belle et la Bête (1987-1990), inspirée du célèbre conte. Ce rôle, sur 55 épisodes, lui offre une véritable notoriété. Par la suite, Perlman enchaîne les seconds rôles au cinéma, dans les séries TV et devient également une voix recherchée pour le doublage de personnages de jeux vidéo et de dessins animés et en particulier de super-héros.

Ron Perlman rencontre Guillermo del Toro lors du tournage de Cronos (1993). Bien que son espagnol soit rudimentaire, cela n’entrave pas sa performance, puisqu’il joue ses dialogues en anglais, ce qui fonctionne parfaitement. Une longue amitié naît entre l’acteur et le réalisateur. Près de dix ans après Cronos, Del Toro lui confie un second rôle dans Blade II (2002) avant de lui offrir le rôle principal dans Hellboy (2004), puis sa suite, Hellboy II : Les Légions d’or maudites (2008). Malgré le succès critique, le box-office du second volet déçoit, et Del Toro ne parvient pas à convaincre les studios de produire un troisième film. Néanmoins, Ron Perlman continue à prêter sa voix au personnage d’Hellboy dans des films d’animation. Ce n’est qu’en 2019 que Hellboy fait son retour au cinéma sous la direction de Neil Marshall, avec David Harbour dans le rôle principal. Ce reboot, plus violent que les versions de Del Toro, marque l’absence de Perlman et du réalisateur mexicain. Perlman retrouve Del Toro à plusieurs reprises, notamment dans Pacific Rim (2013), Nightmare Alley (2021), et Pinocchio (2022). Entre-temps, il collabore de nouveau avec Jean-Jacques Annaud dans Stalingrad (2001) et entame une nouvelle aventure avec le cinéaste français Jean-Pierre Jeunet, jouant dans La Cité des enfants perdus (1995) et Alien, la résurrection (1997). Le rôle de Clay Morrow, patriarche impitoyable dans la série télévisée Sons of Anarchy (2008-2013), apporte à Ron Perlman une nouvelle notoriété, notamment auprès d’un public plus jeune, et lui permet de continuer à explorer des rôles de brutes charismatiques au cinéma. Parmi sa filmographie riche et éclectique, on peut citer quelques curiosités, comme sa prestation dans L’Île du Dr. Moreau (1996), réalisé par John Frankenheimer, où il incarne un hybride mi-homme mi-animal aux côtés de Marlon Brando parodiant le Pape, ou encore Moonwalkers (2015), une comédie noire du français Antoine Bardou-Jacquet inspirée des théories du complot affirmant que l’alunissage d’Apollo 11 aurait été mis en scène sur Terre. Ron Perlman demeure un acteur particulièrement attachant.

Cronos est un conte gothique. L’aspect fantastique du film se construit à travers les références partagées par le spectateur, nourries par le cinéma, la littérature et la peinture. À aucun moment le mot « vampire » n’est prononcé, et pourtant Jésus Gris en est un. Ce jeu subtil entre l’image et l’imaginaire du spectateur rend le film captivant. Del Toro évite ainsi les explications lourdes qui alourdissent bien des films et fait confiance à l’intelligence du public.

Le mythe du vampire a cet avantage de pouvoir être abordé sous de multiples angles : de l’horreur pure aux commentaires sociaux, en passant par toutes sortes de bizarreries occultes. Dans son approche, Guillermo del Toro gomme l’aspect érotique souvent associé au vampire. Dans Cronos, le vampire est une victime. Jésus Gris est un homme ordinaire, dont la vie bascule dans les ténèbres, dans la tristesse de sa nouvelle condition. Son existence s’effondre à partir de sa « rencontre » avec l’invention de Cronos, et c’est seulement par son sacrifice final qu’il parvient à retrouver une forme de normalité. C’est précisément dans ce point que réside la beauté et l’originalité du film de del Toro. De plus, le film renverse les rôles habituels : ici, c’est la jeune fille qui guide et protège le vampire, et non l’inverse.

Cronos reste à ce jour le seul film mexicain de Guillermo del Toro. Par la suite, il tente l’aventure à Hollywood, où il rencontre des difficultés à concrétiser plusieurs projets. Mimic (1997), produit par Harvey et Bob Weinstein, marque une période particulièrement chaotique pour del Toro. Harvey Weinstein interfère fréquemment, au point de vouloir remplacer del Toro par un autre réalisateur. Il est finalement sauvé par l’intervention de son actrice principale, Mira Sorvino, ainsi que par son compagnon de l’époque, Quentin Tarantino. Del Toro parvient à achever le film, mais doit accepter que Harvey Weinstein supervise le montage. Del Toro reniera le résultat final. Depuis, il a remonté le film dans une version conforme à sa vision initiale. Cette expérience amère l’incite à s’exiler en Espagne, où il réalise l’excellent L’Échine du diable (2001).

En 2017, après Hellboy II (2008), un hommage aux films de monstres japonais avec Pacific Rim (2013) et le conte gothique Crimson Peak (2015), Guillermo del Toro signe un nouveau classique : La Forme de l’eau (The Shape of Water), une histoire d’amour inédite entre une femme de ménage muette et une créature amphibie. Le film reçoit un accueil triomphal, décrochant le Lion d’Or à la Mostra de Venise et, quelques mois plus tard, quatre Oscars, dont ceux du Meilleur film, Meilleur réalisateur, Meilleure actrice pour Sally Hawkins, et Meilleure musique pour Alexandre Desplat. Cette consécration marque l’apogée de la carrière de del Toro. Depuis, del Toro s’est orienté vers des projets pour la télévision et les plateformes de streaming. En 2021, il retourne sur grand écran avec Nightmare Alley, un thriller noir et ambitieux porté par Cate Blanchett et Bradley Cooper, où il revisite les codes du film noir avec une esthétique soignée et des thèmes toujours aussi sombres.

Del Toro voue une grande admiration à Alfred Hitchcock et Luis Buñuel, deux cinéastes qui ont souvent flirté avec le fantastique, chacun bâtissant une mécanique de l’imaginaire et du rêve. Le réalisateur est aussi grandement influencé par le surréalisme, non seulement au cinéma, mais aussi en peinture, avec des artistes tels que Magritte, Odilon Redon et Dalí. La littérature, et plus particulièrement H.P. Lovecraft, a également une influence majeure sur son travail, notamment pour la manière de Lovecraft de faire surgir des forces occultes dans notre réalité. On retrouve cette approche dans le cinéma de del Toro, qui enrichit ses scènes avec des éléments incongrus – comme des yeux dans une main – afin de donner une autre dimension à ce que le spectateur perçoit.

Parmi ses autres influences, on peut citer George A. Romero et David Cronenberg, qui, chacun à leur manière, ont su explorer d’autres dimensions du réel. Le cinéma de del Toro s’alimente de tout un faisceau d’influences qu’il digère et réinterprète d’une façon unique. Cronos en est le parfait exemple. Au cœur de ce film, on perçoit un profond amour pour les monstres et le genre fantastique, un sentiment que l’on retrouve dans toute son œuvre.

Fernand Garcia

Cronos, un film de Guillermo del Toro avec Federico Luppi, Ron Perlman, Claudio Brook, Margarita Isabel, Tamara Shanath, Daniel Giménez Cacho, Mario Ivan Martinez, Farnesio de Bernal, Juan Carlos Colombo… Scénario : Guillermo del Toro. Directeur de la photographie : Guillermon Navarro. Décors : Tolita Figuero. Costumes : Genoveva Petitpierre. Montage : Raul Davalos. Musique : Javier Alvarez. Producteurs : Bertha Navarro et Arthur H. Gorson. Production : Iguana Producciones – Ventana Films – Grupo Del Toro, S.A. de C.V. – Consejo National para la Cultura y las Artes – Instituto Mexicano de Cinematografia – Fondo de Fomento a la Calidad Cinematografica – Universidad de Guadalajara – Guillermo Springall Carm – Arturo Whaley Martinez – S.T.P.C. de la R.M. – Servicios Filmicos A.H.C – Larson Sound Center. Distribution (France) : Les films du Camelia (sortie le 26 février 2025). Mexique. 1992. 1h34 minutes. Couleur. Super 16 mm gonflé en 35 mm. Format image : 1,85:1. Dolby Digital. Restauration 4K supervisée par Guillermo del Toro. Interdit aux moins de 12 ans.