La nuit de Varennes – Ettore Scola

« En Italie, mon film s’intitulera Le Monde Nouveau. Je ne me fais guère d’illusions : depuis la Révolution française, ce monde nouveau, on l’espère toujours. » Ettore Scola

La nuit de Varennesest une épopée historique romancée. Historique, car le film puise ses racines dans un épisode majeur de la Révolution française : la fuite à Varennes du roi Louis XVI et de son épouse Marie-Antoinette d’Autriche. Romancée, parce que Ettore Scola lance à la poursuite du carrosse royal un autre équipage, une sorte de micro-société de l’époque dont le voyage résonne avec la France des années 80. Scola met en scène l’un des plus fins observateurs des mœurs populaires du XVIIIe siècle, Nicolas Restif de La Bretonne. Écrivain, libertaire, peut-être même indicateur de police et espion, Restif est un personnage haut en couleur. Scola en fait l’alter ego français de l’Italien Giacomo Casanova. Deux hommes libres de penser et d’agir. Pour les incarner, Scola fait appel à deux virtuoses aux tempéraments totalement opposés : Jean-Louis Barrault et Marcello Mastroianni.

Scola parvient à convaincre Jean-Louis Barrault de revenir au cinéma. L’inoubliable interprète de Baptiste Deburau dans Les Enfants du Paradis (Marcel Carné, 1945) n’était plus apparu à l’écran depuis les années 60. La nuit de Varennes marque son grand retour. Passionné par Restif de La Bretonne, qu’il connaît bien, Jean-Louis Barrault avait déjà monté et joué sur scène l’une de ses œuvres, Les Nuits de Paris, en 1975. Jean-Louis Barrault est une véritable légende du théâtre français. Avec sa compagne Madeleine Renaud, il fonde en 1946, après des années passées à la Comédie-Française, la compagnie Renaud-Barrault. Sa carrière est impressionnante : il a interprété ou mis en scène les plus grands auteurs classiques, tels qu’Eschyle, Molière, William Shakespeare, ainsi que des contemporains comme Paul Claudel, Eugène Ionesco, Samuel Beckett et Marguerite Duras, pour n’en citer que quelques-uns. Des années après le tournage, Scola dira de lui qu’il était un homme exigeant, aussi bien avec lui-même qu’avec les autres. Son interprétation de Restif de La Bretonne est impeccable ; il semble littéralement habité par son personnage.

Quant à Mastroianni, Scola lui offre avec le rôle de Casanova une petite « revanche » sur Federico Fellini. En 1975, le Maestro entreprend un film sur le célèbre séducteur vénitien, et il est alors quasi certain pour la presse italienne et internationale que Mastroianni incarnera ce personnage. Pourtant, Fellini auditionne toutes les grandes stars italiennes (Alberto Sordi, Vittorio Gassman…) sans jamais considérer Mastroianni pour le rôle. Ce dernier est pourtant souvent vu comme le double de Fellini à l’écran, que ce soit dans La Dolce Vita, ou plus tard dans La Cité des femmes. Fellini avouera d’ailleurs à plusieurs reprises ne pas apprécier Casanova.

Fellini dépeint Casanova comme un homme dénué de sentiments, une sorte de pantin mécanique, un « performeur » du sexe. C’est l’acteur canadien Donald Sutherland qui incarne magistralement ce personnage dans l’un des chefs-d’œuvre baroques du Maestro. Le Casanova de Scola, en revanche, est bien différent : moins froid, beaucoup plus humain. Mastroianni livre une interprétation émouvante, celle d’un homme vieillissant, conscient de sa fin prochaine. La séquence où il se prépare dans les latrines est particulièrement remarquable, illustrant à merveille la vulnérabilité de ce Casanova sur le déclin. La rencontre entre Restif de La Bretonne et Casanova est, bien sûr, une invention de Scola et de Sergio Amidei, mais elle apporte une belle dynamique au récit.

À l’origine, Gaumont avait envisagé Romy Schneider pour le rôle de la comtesse autrichienne Sophie de la Borde, mais l’actrice déclina l’offre. Scola se tourna alors vers une autre actrice allemande, égérie du réalisateur Rainer Werner Fassbinder : Hanna Schygulla.

Hanna Schygulla venait d’accéder au rang de star grâce au succès de deux films de Fassbinder, Le Mariage de Maria Braun (1978) et Lili Marleen (1981), où elle tenait les premiers rôles. Ces succès marquèrent le début de sa carrière internationale. Carlos Saura fut le premier à la diriger hors d’Allemagne, dans Antonieta (1982). La Nuit de Varennes marque sa deuxième incursion dans une production internationale. Elle y incarne une comtesse empreinte de compassion, dotée d’un esprit résolument moderne. Magnifiquement mise en valeur par la photographie du film, Hanna Schygulla illumine littéralement l’écran. Dans le carrosse, aux côtés de Schygulla, on retrouve une pléiade d’excellents acteurs dans des rôles de composition fascinants, parmi eux l’Américain Harvey Keitel. Il prête ses traits au révolutionnaire britannique Tom Paine, figure ayant participé à la guerre d’indépendance américaine et dont les écrits influencèrent grandement les théoriciens de la Révolution française. En 1792, Paine fut élu député à l’Assemblée nationale, avant d’être écarté par Robespierre.

Harvey Keitel, aux côtés de Robert De Niro, est l’un des acteurs fétiches des débuts de Martin Scorsese. Il apparaît dans plusieurs de ses premiers films : Who’s That Knocking at My Door (1964-1967), Mean Streets (1973), Alice n’est plus ici (Alice Doesn’t Live Here Anymore, 1974), Taxi Driver (1976) et La Dernière Tentation du Christ (The Last Temptation of Christ, 1988). Son refus des personnages stéréotypés et superficiels proposés par le système hollywoodien l’amène à participer à des productions plus exigeantes et de grande qualité, tant dans le cinéma indépendant américain que dans le cinéma européen. Parmi ses rôles marquants figurent Buffalo Bill et les Indiens (Buffalo Bill and the Indians, 1977) de Robert Altman, Blue Collar (1978) de Paul Schrader, Bad Lieutenant (1992) d’Abel Ferrara, Reservoir Dogs (1992) de Quentin Tarantino, Le Piano (The Piano, 1993) de Jane Campion, ainsi que des films européens tels que Les Duellistes (The Duellists, 1977) de Ridley Scott, La Mort en direct (1980) de Bertrand Tavernier, et Le Regard d’Ulysse (To Vlemma tou Odyssea, 1995) de Theo Angelopoulos.

Ettore Scola coécrit le scénario de La Nuit de Varennes avec l’un des grands maîtres du néoréalisme, Sergio Amidei. Ce film marque leur deuxième collaboration après La Plus Belle Soirée de Ma Vie. Né en 1904, Amidei débute sa carrière en 1935 avec Don Bosco, réalisé par Goffredo Alessandrini.

En 1945, Sergio Amidei collabore avec Federico Fellini, Roberto Rossellini et Alberto Consiglio pour écrire Rome, ville ouverte (Roma, città aperta, photo ci-contre). Ce chef-d’œuvre du néoréalisme, réalisé par Rossellini, marque une date clé dans l’histoire du cinéma. Pendant plusieurs années, Amidei reste l’un des collaborateurs les plus proches de Rossellini. Il participe à l’écriture de nombreux films emblématiques tels que Païsa, Allemagne année zéro, Stromboli, La Machine à tuer les méchants, Le Général Della Rovere, Les Évadés de la nuit et Viva l’Italia. Scénariste prolifique, Amidei signe plusieurs scripts et adaptations mémorables à la fin des années 70. En 1977, il adapte Un bourgeois tout petit petit avec Vincenzo Cerami, l’auteur du roman, pour Mario Monicelli. Ce récit poignant d’un petit fonctionnaire qui cherche à venger la mort de son fils est considéré comme un chef-d’œuvre, porté par une performance magistrale d’Alberto Sordi dans le rôle du bourgeois.

L’année suivante, Amidei retrouve Sordi pour Le Témoin (1978), réalisé par Jean-Pierre Mocky, sans doute l’un des films les mieux structurés de l’auteur de Solo. Dans ce film, Sordi incarne un peintre italien victime d’une erreur judiciaire, conduisant à son exécution sur l’échafaud. En 1981, Amidei parvient à adapter l’univers singulier et provocateur de l’écrivain et poète américain Charles Bukowski avec Conte de la folie ordinaire (Storie di ordinaria follia, photo ci-contre), réalisé par Marco Ferreri. Ben Gazzara, acteur fétiche de John Cassavetes, incarne l’écrivain, tandis qu’Ornella Muti joue une femme insaisissable, ajoutant une touche de mystère et d’intensité à cette œuvre complexe et audacieuse.

La nuit de Varennes est le dernier scénario de Sergio Amidei. Il décède quelques semaines avant la présentation officielle du film au Festival de Cannes en 1981. Le film lui est d’ailleurs dédié, rendant hommage à l’un des plus grands scénaristes du cinéma italien. Amidei, nommé à quatre reprises pour l’Oscar du meilleur scénario (Rome ville ouverte, Sciuscià, Païsa, Le Général Della Rovere), a su marquer le cinéma international, un exploit d’autant plus remarquable pour des films non anglophones.

En 2005, Ettore Scola réalise un documentaire en hommage à son ami, Ritratto di uno scrittore di cinema. Ce film est non seulement un regard rétrospectif sur la carrière prolifique d’Amidei, mais aussi un portrait touchant d’un homme d’écriture, profondément engagé et doté d’une grande intégrité artistique.

Le titre italien de La Nuit de Varennes est Il Mondo Nuovo, une référence à la fois au monde qui émerge avec la Révolution française et à celui que la France entrevoit avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, symbolisée par François Mitterrand en 1981. Cependant, Scola reste lucide face à ces bouleversements : l’espoir et l’euphorie des temps nouveaux sont vite suivis par la désillusion. Mais dans le cinéma d’Ettore Scola, un nouveau monde, malgré tout, demeure toujours possible. Un très beau film.

Fernand Garcia

La nuit de Varennes, une édition (Blu-ray et DVD) Gaumont, distribution ESC, report HD impeccable avec en complément : « Un monde nouveau «  entretien avec Ettore Scola (32 minutes). Et la bande-annonce d’époque.

La nuit de Varennes, un film de Ettore Scola avec Jean-Louis Barrault, Marcello Mastroianni, Hanna Schygulla, Harvey Keitel, Jean-Claude Brialy, Andréa Ferréol, Michel Vitold, Laura Betti, Pierre Malet, Evelyne Dress, Daniel Gélin,, Hugues Quester, Dora Doll, Vernon Dobtcheff, Annie Belle, Jean-Louis Trintignant et non crédités, Éléonore Hirt et Michel Piccoli… Scénario : Ettore Scola et Sergio Amidei. Directeur de la photographie : Armando Nannuzzi. Décors : Dante Ferretti. Costumes : Gabriella Pescucci. Musique : Armando Trovajoli. Productrice associé : Lise Fayolle. Producteur : Renzo Rossellini. Production : Gaumont – FR3 – Opera Film Produzione. France – Italie, 1982. 2h31. Eastmancolor. Format image : 1,66:1. Son : Version originale française et version italienne. Sous-titres français et anglais. DTS-HD Master Audio mono 2.0. Tous publics.