Un avion de ligne survole Berlin peu après la capitulation. À bord, une délégation de députés américains somnole. Parmi eux, la très sérieuse députée républicaine, Madame Phoebe Frost (Jean Arthur), se concentre sur la préparation de sa semaine d’inspection. La présence américaine à Berlin représente un coût phénoménal pour les contribuables, et les députés sont en déplacement pour évaluer les besoins sur place…
La Scandaleuse de Berlin s’inscrit dans la filmographie de Billy Wilder entre La Valse de l’empereur (The Emperor Waltz, 1948) et Boulevard du crépuscule (Sunset Blvd., 1950). Il s’agit de son septième long métrage, tourné en grande partie à Berlin pour les scènes extérieures. La ville, dévastée, n’est plus qu’un amas de ruines, avec des bâtiments éventrés dont seules les façades tiennent encore debout. La population vit dans une précarité extrême, manquant de tout. Le marché noir règne en maître, et chaque moyen de survie est exploité. Berlin est alors divisée en plusieurs zones d’occupation militaire, contrôlées respectivement par les Américains, les Anglais, les Français et les Russes. Ce film marque également le retour de Billy Wilder en Allemagne, pays qu’il avait dû fuir, comme beaucoup d’autres artistes, pour échapper à la terreur nazie. Après un séjour à Paris, il avait rejoint la communauté viennoise à Hollywood.
Trois mois après la chute de Berlin, Billy Wilder, alors intégré à l’US Army, est envoyé sur place. Aux côtés d’autres représentants du cinéma américain, il participe à une étude visant à relancer l’industrie cinématographique en Allemagne, tout en procédant à la dénazification de la production. Wilder en tire la conclusion qu’il faut produire des films de divertissement, intégrant des éléments de réconciliation dans leurs intrigues. L’idée est de créer des films véhiculant une forme de « douce propagande ». C’est ainsi qu’une idée de film commence à germer dans son esprit. Il interroge de nombreux GI’s, des soldats des différentes armées présentes, et rencontre des Berlinois de tous horizons : jeunes, vieux, couples, prostituées, etc. Peu à peu, un point de départ se dessine : une histoire d’amour entre un GI et une jeune veuve d’un officier de la Luftwaffe mort au combat.
De retour à Los Angeles, Billy Wilder partage son idée avec son partenaire d’écriture, Charles Brackett. L’écriture du scénario s’avère difficile, et les progrès sont lents. Ils partent d’un texte de David et Irwin Shaw, qui raconte les frasques d’un GI coureur de jupons en Europe. Pour les aider, ils recrutent un autre scénariste, Robert Harari, qui sera finalement remplacé quelques mois plus tard par Richard L. Breen. Les sous-intrigues peinent à s’articuler, et le sujet est particulièrement sensible. Wilder finit par renoncer à l’idée de faire du soldat américain un personnage juif.
Des tensions éclatent entre Wilder et Brackett. Le personnage d’Erika von Schlütow est au cœur de leurs désaccords : Brackett la méprise, tandis que Wilder la considère comme un élément central de l’intrigue. Malgré ces divergences, ils parviennent finalement à une première version solide du scénario.
Le script est soumis au bureau du Code de censure américain. L’image qu’il renvoie de l’armée américaine suscite des objections : la frivolité des soldats, les aventures extraconjugales, les tripots, le marché noir partiellement alimenté par les GIs, le cynisme ambiant, les sous-entendus sexuels, et même la chanson Black Market posent problème aux censeurs. L’armée américaine, de son côté, refuse toute coopération avec le réalisateur.
Malgré toutes les pressions, Wilder entame le tournage à Berlin. Avec son équipe de techniciens, il filme les extérieurs de la ville, et tous les fonds nécessaires pour les scènes en studio à Hollywood sont réunis.
Billy Wilder tourne à Berlin en septembre 1947, utilisant le matériel technique employé par Jacques Tourneur pour Berlin Express. Il tourne sur place quelques semaines après Roberto Rossellini pour Allemagne année zéro (Germania anno zero). Le cinéaste Henri Storck raconte qu’à cette époque, Marlène Dietrich, alors amoureuse du réalisateur italien, avait été sa secrétaire, sa dactylographe et sa traductrice pendant le tournage. D’ailleurs, Billy Wilder avait écrit le rôle d’Erika von Schlütow spécialement pour Marlène Dietrich. Cependant, l’actrice, fervente opposante au nazisme dès les premières heures, refuse d’incarner une opportuniste nazie. Sur le chemin du retour à Hollywood, Wilder s’arrête à Paris pour la rencontrer. Elle finit par se laisser convaincre. Marlène Dietrich représente dans l’esprit des spectateurs l’incarnation du Berlin de la grande époque d’avant la prise de pouvoir par Hitler.
Billy Wilder choisit Jean Arthur pour incarner Phoebe Frost. L’actrice, qui n’avait pas tourné depuis quatre ans, avait connu son heure de gloire à la fin des années 1930 avec des films de Frank Capra comme Monsieur Smith au Sénat (Mr. Smith Goes to Washington, 1939), Vous ne l’emporterez pas avec vous (You Can’t Take It with You, 1938), et L’Extravagant Mr. Deeds (Mr. Deeds Goes to Town, 1936). Elle avait également brillé dans des films de Cecil B. DeMille, Une aventure de Buffalo Bill (The Plainsman, 1936), et Howard Hawks, Seuls les anges ont des ailes (Only Angels Have Wings, 1939). Jean Arthur incarne l’archétype de l’Américaine. Elle interprète avec aisance le rôle de la républicaine puritaine Phoebe Frost, tout comme Dietrich se glisse dans celui d’Erika von Schlütow, une femme qui fait chavirer les hommes. Tandis que Phoebe réprime tous ses désirs, Erika vit une sexualité libre.
L’entente entre les deux actrices reste tendue. Jean Arthur reproche à Wilder de favoriser Dietrich en lui attribuant, selon elle, les meilleures scènes. Convaincue que le réalisateur et l’actrice de L’Ange Bleu entretiennent une relation, Jean Arthur quitte le film sur un malentendu. Elle refuse de le voir pendant des années. Ce n’est que quarante ans après le tournage, en découvrant La Scandaleuse de Berlin à la télévision, qu’elle appelle Billy Wilder pour lui exprimer son admiration pour le résultat final… et s’excuser pour son comportement.
Marlène Dietrich, quant à elle, est absolument éblouissante. On sent son bonheur d’interpréter les chansons de Frederick Hollander, qui incarne le pianiste accompagnateur dans le film. Hollander, qui avait rencontré le succès avec L’Ange Bleu (Der Blaue Engel, 1930), avait dû fuir l’Allemagne nazie en 1933 en raison de ses origines juives et s’exiler aux États-Unis. Il a composé la musique de centaines de films. La Scandaleuse de Berlin marque sa première collaboration avec Billy Wilder, une collaboration qui se poursuivra sur Sabrina en 1953.
Billy Wilder espérait que Clark Gable incarne le capitaine John Pringle, mais l’acteur n’était pas disponible. La Paramount propose alors John Lund, un acteur que le studio cherche à propulser au rang de vedette. Lund, malgré une carrière encore jeune avec seulement trois films à son actif, avait déjà obtenu des rôles principaux. Ses essais séduisent Billy Wilder, qui le trouve parfait dans le rôle, alliant justesse et beaucoup d’humour.
« (…) Des gens comme Billy Wilder ou d’autres sont à prendre au sérieux. Pour la plupart, ils ont su reconnaître leur chance et l’ont saisie en adoptant la citoyenneté américaine, renonçant à leur patrie pour des raisons évidentes, tout en continuant de chérir leurs souvenirs. » (Marlene Dietrich par sa fille Maria Riva, Flammarion, 1993)
Il n’y a aucun sentimentalisme chez Billy Wilder à l’idée de revenir à Berlin. Pendant le montage, un assistant, ému par les images de la ville en ruines, exprime sa compassion pour les Berlinois. Wilder réagit sèchement : « Au diable ces salauds ! Ils ont brûlé la plupart de ma famille dans leurs putains de fours ! J’espère qu’ils brûleront en enfer ! ». Cette absence de sentimentalité marque son approche : il traite la situation de Berlin sans concession ni apitoiement. La ville est gangrenée par le marché noir, et la population est prête à tout pour obtenir des biens de première nécessité, comme un matelas ou un gâteau. Billy Wilder n’oublie pas ce dont les Allemands ont été capables durant la guerre.
Billy Wilder observe ce microcosme humain tentant de revivre et de survivre après l’horreur de la Seconde Guerre mondiale, tout en y injectant son regard ironique et cynique sur le monde. Le dialogue est ponctué de répliques mémorables, comme « Venez à mon appartement, à quelques ruines d’ici. » Et comment ne pas percevoir un double sens dans le retour du gaz dans les habitations ?
La Scandaleuse de Berlin connaît un bon démarrage aux États-Unis, mais la Paramount le retire rapidement des écrans, craignant une polémique après les réactions de certains membres de la Chambre des Représentants. En Allemagne, le film est purement et simplement interdit. Les Allemands ne le découvriront qu’en 1977, à la télévision.
À travers la satire, Billy Wilder offre certainement une vision crédible et juste de cette époque. « Vous êtes plus humaine parce que vous souffrez », dit un personnage. La Scandaleuse de Berlin montre dans des dédales de bâtiments en ruines la reconstruction chaotique de l’humanité. Il n’est pas surprenant que ce soit l’un des films préférés de Billy Wilder.
Fernand Garcia
La scandaleuse de Berlin une édition collector combo (DVD-Blu-ray + livret) de Rimini Editions dans sa collection Billy Wilder, avec en compléments : Entretien avec Frédéric Mercier (Positif) et Mathieu Macheret (Le Monde), retour intéressant sur le film. Le crépuscule d’un ange, documentaire de Dominique Leeb sur les dernières années Marlène Dietrich dans son appartement parisien, construit à partir de plusieurs témoignages de proches et d’amis (51’50 »). Cette édition est accompagné d’un excellent livret : La scandaleuse de Berlin par Marc Toullec, qui revient sur le processus créatif qui a abouti à l’un des films préférés de Billy Wilder (24 pages).
La scandaleuse de Berlin (A Foreign Affair) un film de Billy Wilder avec Jean Arthur, Marlene Dietrich, John Lund, Millard Mitchell, Peter von Zerneck, Stanley Prager, William Murphy, Raymond Bond… Scénario : Charles Brackett, Billy Wilder et Richard L. Breen. Adaptation : Robert Harari. Histoire original : David Shaw. Directeur de la photographie : Charles Lang. Décors : Hans Dreier et Walter H. Tyler. Costumes : Edith Head. Musique : Friedrich Hollaender. Producteur : Charles Brackett. Production : Paramount Pictures. États-Unis. 1948. 1h56. Noir et blanc. Format image : 1,37:1. 16/9e. Version originale sous-titrés en français et version française. DTS-HD. 2.0. Tous Publics.