Takis Candilis

L’Enfant qui mesurait le monde est sans doute un cas unique dans l’histoire du cinéma. Son réalisateur, Takis Candilis, revient derrière la caméra 42 ans après son premier film. Entre 1982, année de son premier long-métrage Transit, et 2024, il n’est certes pas resté inactif, mais loin des plateaux de cinéma.

À Cannes en 1982, dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs, section Perspective du Cinéma Français, Transit est présenté au public. Ce premier film d’un jeune cinéaste prometteur, Takis Candilis, met en scène Richard Bohringer et Geneviève Fontanel, errant sur une route de montagne après un long périple à deux. Candilis, âgé de 27 ans à l’époque, vit pourtant une déception. Ce projet qu’il a porté avec passion ne ressemble pas à ce qu’il avait imaginé. Malgré l’accueil chaleureux des spectateurs au cinéma Star, Takis Candilis décide de laisser l’écran blanc pour de longues années.

Remontons le temps…

À 17 ans, Takis Candilis obtient une subvention du G.R.E.C. pour réaliser son premier court-métrage, Petites Métamorphoses. Cet essai, marqué par une esthétique très « seventies », s’inscrit dans la contestation de l’ordre établi, de la révolte contre la figure paternelle, et d’une soif de liberté teintée d’érotisme. Filmé en 16 mm, avec des images granuleuses, le court-métrage reflète parfaitement les aspirations et influences de l’époque. Impressionnée par son caractère provocateur, la commission de censure l’interdit aux moins de 18 ans, empêchant ironiquement son jeune auteur de voir son propre film en salle ! Cet épisode renforce néanmoins la détermination de Candilis à poursuivre sa carrière de réalisateur. Cependant, porter ses rêves à l’écran n’est pas chose aisée. Au lieu de frapper aux portes des producteurs parisiens, il décide de fonder sa propre structure, Les Films de l’Aigle, dédiée à la production de courts-métrages.

En 1978, il réalise son deuxième court, Le Retour du privé, un hommage vibrant au film noir de l’âge d’or du cinéma américain, une passion chère à Candilis. Avec Jean-Pierre Kalfon, Myriam Mézières, Benoît Ferreux (Le Souffle au cœur) et le critique Noël Simsolo, il plonge dans un univers où tous les ingrédients du genre sont réunis : détective privé, tenancière de tripot, et ambiance sombre. Tourné en 35 mm noir et blanc, Le Retour du privé est une réussite. Le film est sélectionné dans de nombreux festivals prestigieux, notamment Cannes, Montréal et Moscou.

Takis Candilis devient membre de la Société des réalisateurs de films (SRF). Il s’implique activement dans le Festival International de Documentaire de Lille, qu’il co-organise pour la SRF aux côtés de la CGT et des producteurs de l’AFPF. C’est lors de ce festival qu’il fait une rencontre déterminante : celle d’Alain Lavalle, ancien assistant de Sacha Guitry et de John Huston, devenu producteur de films de commande. Cette rencontre change le cours de sa carrière, puisque la société de production de Lavalle, Sertis, financera son premier long-métrage, Transit.

Avant de se lancer dans la réalisation, Takis Candilis avait suivi des études d’architecture, marchant ainsi dans les pas de son père, le célèbre architecte grec Georges Candilis. Toutefois, il ne mesure pas immédiatement la difficulté de s’imposer face à une figure aussi respectée. De surcroît, bon nombre de ses professeurs ont été les élèves de son père, ce qui accentue le poids de cette filiation. Ne souhaitant pas rester éternellement « le fils de », il abandonne ses études d’architecture, mais poursuit malgré tout sa quête créative. Comme beaucoup de jeunes cinéastes grecs, il sollicite l’aide de Costa-Gavras, qui lui déconseille de se lancer dans un domaine aussi incertain. Pourtant, déterminé à réussir, Candilis persévère et décroche un poste de stagiaire, même si, dans un manque d’imagination fréquent, on l’affecte au département de la décoration. Cette expérience, notamment sur le film Sweet Movie (1974), se révèle néanmoins formatrice. Il assiste à toutes les étapes de ce tournage épique et se lie d’une amitié indéfectible avec le réalisateur Dušan Makavejev.

En 1975, Takis Candilis participe à la production de Un sac de billes, une production importante de Claude Berri et Christian Fechner, qui recrée les années d’occupation à partir des souvenirs d’enfance de Joseph Joffo. Sur le plateau, le réalisateur Jacques Doillon privilégie les gros plans sur les deux enfants juifs, reléguant au second plan l’imposant travail de décoration auquel Candilis contribue. La même année, il travaille sur Les Galettes de Pont-Aven, une ode audacieuse au corps des femmes, réalisée par Joël Séria. Ce tournage dans la France profonde constitue une belle aventure pour lui.

Cependant, l’expérience sera plus amère avec son compatriote Nikos Papatakis sur Gloria Mundi, un film qui dénonce l’usage de la torture dans les dictatures. Papatakis, obsédé par le réalisme, exige que son actrice et compagne, Olga Karlatos, ressente véritablement la douleur infligée aux victimes. Pour une scène, il demande même à l’équipe de construire une gégène, afin que Karlatos subisse ce supplice. Ne pouvant plus supporter de tels sévices imposés à l’actrice, Takis Candilis quitte le tournage.

Jeune réalisateur indépendant, Candilis acquiert une table de montage qu’il installe dans son petit appartement, puis une deuxième. Sans le savoir, il fait un investissement crucial pour la suite de sa carrière. Il se passionne rapidement pour le montage et les possibilités infinies qu’offre la manipulation des images. Pour lui, le montage devient la véritable « écriture définitive » du film, après celle du scénario et du tournage. En possédant ses propres tables de montage, il s’offre le luxe d’expérimenter à son rythme. Son appartement devient bientôt un lieu de passage pour de jeunes critiques des Cahiers du cinéma, parmi lesquels Olivier Assayas, Leos Carax, Jean-Pierre Sentier, et bien d’autres, qui ne tarderont pas à se faire un nom dans le cinéma.

Après Transit, Candilis ne renonce pas au cinéma. Il propose au producteur Norbert Saada, avec qui il est sous contrat pour un film, l’adaptation de Canicule, une série noire écrite par Jean Herman (Jean Vautrin). Cependant, Saada a déjà confié ce projet à Yves Boisset. À la place, il lui propose l’adaptation d’un autre polar, Les Tours d’Angoisse de Jean-Baptiste Martens. L’histoire met en scène un malfrat en cavale, un enfant qui le découvre, un week-end d’août, et une tour vide : tous les ingrédients du genre, revisités et modernisés par l’écrivain. Candilis se lance dans l’adaptation, mais après des semaines d’écriture et de réécriture, il rencontre de grandes difficultés. Il est impossible de faire tenir toutes les péripéties et la galerie de personnages sans tomber dans le ridicule. Finalement, il décide d’abandonner le projet.

Peu à peu, Takis Candilis s’éloigne de la réalisation, happé par la production. Il crée et dirige plusieurs sociétés, se spécialisant dans les programmes culturels, tels que le théâtre, la musique, le ballet et les concerts. Pionnier en Europe, il est l’un des premiers à réaliser des programmes en Haute Définition. Il rejoint Caméras Continentales et coproduit notamment Le Péril Jeune (1994) de Cédric Klapisch. Après un passage chez Ellipse, société du groupe Canal+, Takis rejoint en 1995 la société de production de Pierre Grimblat, Hamster Productions. Là, il supervise des séries à succès comme L’Instit et Navarro, qui attirent un public fidèle sur TF1. Finalement, la télévision finit par l’absorber totalement. En 1999, TF1 lui confie le poste de Claude de Givray à la direction des programmes.

Le cinéma et le désir de réalisation s’éloignent progressivement, et Takis Candilis se consacre pleinement à ses fonctions. Il prend en charge l’ensemble des fictions de la chaîne, supervisant à la fois la production, la réalisation et leur diffusion. Son ambition est de divertir intelligemment tout en s’adressant au plus grand nombre de téléspectateurs. Pendant huit ans, Candilis s’attelle à cette tâche avec passion. Il cherche des sujets, valide les productions et supervise les montages, travaillant sans relâche. Il ne se rend pas encore compte qu’il est au centre de l’âge d’or de la création audiovisuelle française.

Takis Candilis a toujours eu une prédilection pour le polar, le film noir, le thriller et le genre criminel. Il parvient à attirer Alain Delon à la télévision pour Fabio Montale et produit Chasse à l’homme, un téléfilm sur Jacques Mesrine avec Serge Riaboukine, ainsi que L’Affaire Dominici (2003) avec Michel Serrault et Michel Blanc, réalisé par Pierre Boutron, un véritable chef-d’œuvre. Bernard Tapie, homme d’affaires aux multiples facettes, incarne le Commissaire Valence dans 12 épisodes au tournage épique (2003-2008). Il donne également son feu vert à A.D. La guerre de l’ombre (2008), un téléfilm consacré à la traque du groupe terroriste Action Directe par la police française. Alain Delon est un temps envisagé pour le rôle du procureur en charge du dossier, mais c’est finalement Jean-Hugues Anglade qui hérite du rôle, aux côtés de Maria Schneider, qui incarne un personnage inspiré d’Helyette Bess. Le sujet étant particulièrement sensible, les pressions se multiplient, et la programmation décide finalement de diffuser le téléfilm en pleine nuit. A.D. La guerre de l’ombre mérite d’être redécouvert. Parallèlement, Takis Candilis relance les grandes adaptations littéraires sur le petit écran avec Le Comte de Monte-Cristo (1998) et Les Misérables (2000), toutes deux réalisées par Josée Dayan. La première met en vedette Gérard Depardieu, Ornella Muti et Jean Rochefort, tandis que la seconde réunit Gérard Depardieu, John Malkovich et Christian Clavier. Ces mini-séries remportent un franc succès artistique et battent des records d’audience.

Dans ce tourbillon de productions, Takis Candilis n’oublie pas le cinéma et permet à La Chute (Der Untergang, 2004) d’Olivier Hirschbiegel avec Bruno Ganz, film sur les derniers jours d’Adolf Hitler, de boucler son budget, tout comme il le fera plus tard à France Télévisions pour Benedetta (2021) de Paul Verhoeven. En 2007, Nonce Paolini succède à Patrick Le Lay, apportant avec lui de nouvelles méthodes de management et initiant une autre politique de production. Il renonce aux productions maison au profit des séries américaines, pour des raisons économiques. La relation entre Takis Candilis et Nonce Paolini atteint un point de non-retour. Takis Candilis quitte TF1 et signe le jour même avec Lagardère. Avec son départ, c’est la fin des grands téléfilms et des séries de prestige, une page se tourne pour TF1.

Takis Candilis ne quitte pas la production. Il prend la direction de Lagardère Studios et regroupe en son sein toutes les sociétés de production du groupe. Lagardère Studios se développe rapidement, innovant dans le contenu des programmes. En 2014, sous son impulsion, Lagardère Studios devient le premier groupe de production audiovisuelle français. Takis Candilis ambitionne alors de créer une série française capable de rivaliser avec les meilleures productions américaines, dans la lignée des Tudors. Il a l’idée d’une série sur la vie des Borgia. Canal+ accepte immédiatement le concept. Il contacte Tom Fontana pour superviser l’écriture. Le showrunner d’Oz accepte aussitôt la proposition de Candilis, étant passionné de longue date par la famille Borgia. Tom Fontana se met rapidement au travail, tandis que Candilis se charge de la mise en place de la production. Borgia est une série ambitieuse, avec de nombreux personnages, décors et costumes, nécessitant un budget conséquent (100 M€). La télévision américaine préachète la série, avant de se rétracter, invoquant le fait qu’Amblin Television, la société de Steven Spielberg, préparait également une série similaire avec Neil Jordan.

Takis Candilis et Tom Fontana, malgré les pressions des agents d’Amblin, ne renoncent pas. Soutenue par leurs partenaires européens, Borgia est mise en production. Quatre années d’un travail intense aboutissent à trois saisons qui suscitent l’adhésion des spectateurs. La série établit des records d’audience, non seulement sur Canal+, mais aussi en Allemagne, en Italie, en Belgique, et dans bien d’autres pays. Borgia surpasse The Borgias d’Amblin, tant sur le plan artistique que commercial.

À 62 ans, Takis Candilis quitte Lagardère Studios pour rejoindre Stéphane Courbit à la direction de Banijay. Il prend en charge la supervision des sociétés de production du groupe, réparties dans 24 pays. Il réorganise la production, et Banijay devient l’un des plus grands groupes mondiaux de production audiovisuelle.

En 2018, Takis Candilis accepte la proposition de remplacer Xavier Couture à la direction des programmes de France Télévisions, sous la présidence de Delphine Ernotte-Cunci. Sa nomination suscite des tensions au sein des syndicats : comment un ancien de TF1 peut-il diriger un service public ? On oublie alors que son prédécesseur venait également de TF1. Candilis a un objectif clair : moderniser France Télévisions, l’ouvrir au numérique et réorganiser les programmes ainsi que les antennes. Il se donne deux ans pour y parvenir. Il lance les studios de Montpellier en y installant la série Un si grand soleil. À son départ en 2020, de nouvelles équipes sont en place, de nouveaux programmes à l’antenne, et le numérique est devenu une branche majeure de la télévision publique. Il ne reste pas longtemps inactif et devient rapidement conseiller auprès de Stéphane Courbit.

C’est à ce moment-là, sur les conseils d’Alain Lavalle, que le producteur Roméo Cirone lui fait parvenir le roman de Metin Arditi, L’Enfant qui mesurait le monde, pour une simple expertise de faisabilité. Takis Candilis est profondément ému par cette lecture, car de nombreux éléments le ramènent à ses origines, à son père, à la Grèce… Comme le personnage principal, il n’a pas été aussi présent qu’il l’aurait souhaité auprès de ses enfants. Candilis ressent une telle proximité avec l’histoire qu’il a l’impression que le livre a été écrit pour lui. Pour la première fois depuis longtemps, il éprouve le désir de passer derrière la caméra. Trois jours après avoir reçu le roman, il appelle Roméo Cirone pour lui faire part de son souhait de l’adapter à l’écran.

Un contact est pris avec l’éditeur, Grasset, mais la cession des droits s’avère compliquée. Metin Arditi a déjà refusé plusieurs propositions, étant particulièrement attaché à L’Enfant qui mesurait le monde. L’éditeur suggère alors à Takis Candilis d’écrire une lettre à Arditi. Cette initiative porte ses fruits. Un rendez-vous est organisé au restaurant La Méditerranée à Paris, où ils découvrent de nombreux points communs. Bien que l’action du roman se déroule sur l’île imaginaire de Kalamaki, Arditi s’est inspiré de l’île de Spetses et de ses habitants, où il possède une maison depuis des années. Candilis connaît également cette île, s’y rendant régulièrement depuis son enfance. Sans s’être jamais rencontrés, ils partagent un cercle de connaissances communes. Avant de partir, Metin Arditi lui confie un petit secret : lors de l’écriture de son roman Prince d’orchestre (2012), il cherchait un nom particulier pour son personnage principal. Il tombe alors sur une interview de Takis Candilis. Le nom lui convient parfaitement, mais il décide de ne pas reprendre le prénom et nomme son personnage Alexis Candilis, sans savoir qu’il s’agit du prénom du frère de Takis.

Huit mois plus tard, Takis Candilis remet l’adaptation du roman à Metin Arditi. Avec ses scénaristes, Karim Boukercha et Samy Baaroun, il a condensé l’histoire en deux semaines, modifié certains personnages — Eliot devient Alexandre, un Franco-Grec — et renforcé les liens entre les protagonistes. « Le héros est un Grec de deuxième génération qui a effacé ses racines, comme je l’ai fait moi-même. Il a rêvé de devenir architecte, mais n’est devenu « que » promoteur, tout comme je rêvais, jeune, d’être réalisateur avant de devenir producteur, puis diffuseur. Et finalement, il retourne à l’architecture, cet art qui occupe une place si particulière dans ma vie et dans mon ADN, puisque mon père, Georges Candilis, était lui-même architecte. Un architecte reconnu, adjoint de Le Corbusier, qui travaillait lui aussi sur le Nombre d’Or, dont il est beaucoup question dans le livre de Metin Arditi. Il est également question d’incompréhension et de manque de communication entre cet homme, sa fille et son petit-fils. J’ai moi-même connu ce type de problèmes avec mes enfants. Enfin, il y a le retour à la Grèce, une Grèce différente, abîmée, mais pourtant intacte… » Candilis s’est approprié le roman pour en faire une œuvre personnelle. L’adaptation enchante Metin Arditi.

Le 26 avril 2023, le tournage de L’Enfant qui mesurait le monde débute sur l’île de Spetses. Takis Candilis dirige son premier plan, marquant l’arrivée d’Alexandre (Bernard Campan) sur la terre de ses ancêtres. Un retour aux sources pour Takis Candilis, qui clôt ainsi la longue parenthèse de la télévision pour renouer avec son premier amour : le cinéma et la mise en scène. Le 26 juin 2024, L’Enfant qui mesurait le monde sort sur les écrans français, après une projection émouvante à Cannes Junior lors du festival et une vaste tournée à travers la France. L’accueil chaleureux des spectateurs, profondément touchés par ce film, encourage Takis Candilis à poursuivre sa carrière cinématographique. Au cours de son périple, il entame l’écriture de son prochain film, où se mêleront son amour du thriller et des portraits humains… À suivre.

August Tino

Copyright photo tournage Chloé Kritharas Devienne – Photos tournée KinoScript

A lire la critique de L’Enfant qui mesurait le monde http://www.kinoscript.com/lenfant-qui-mesurait-le-monde-takis-candilis/

L’Enfant qui mesurait le monde est disponible en DVD chez BlaqOut.