Veni Vidi Vici – Daniel Hoesl et Julia Niemann

La famille Maynard mène une vie fastueuse et rêvée de milliardaires… en apparence. Le patriarche, Amon, a pour passion la chasse, mais ses proies favorites ne sont pas les animaux. Malgré des accusations de plus en plus nombreuses et précises, ce clan se pense totalement au-dessus des lois.

« Le monde se divise en deux catégories : les êtres ordinaires et les êtres « exceptionnels » ; à ces derniers, tout est permis. » Raskolnikov (Crime et châtiment, de Dostoïevski).

Réalisateur et producteur autrichien, Daniel Hoesl est particulièrement connu pour son documentaire Davos (2020). Soldate Jeannette (2013), son premier long métrage, a été présenté au festival de Sundance et a remporté le Tiger Award au festival de Rotterdam la même année. Daniel Hoesl a également réalisé Winwin en 2016 en s’inspirant du milliardaire Nicolas Berggruen. Ce dernier a aussi collaboré avec Ulrich Seidl : il a notamment joué dans Paradis : Foi (2012) et a été le premier assistant réalisateur du cinéaste sur Paradis : Amour (2012).

Scénariste et productrice du collectif cinématographique European Film Conspiracy, Julia Niemann a déjà collaboré avec Daniel Hoesl sur Davos. Dans la continuité de leur documentaire Davos, les thématiques abordées dans Veni Vidi Vici sont principalement, la richesse, le pouvoir et le droit, et à travers elles, les excès du capitalisme. Appuyées par une photographie hyperréaliste et très ensoleillée signée du chef opérateur Gerald Kerkletz, les années de recherches des cinéastes sur le milieu des milliardaires transparaissent parfaitement dans la description réaliste qu’ils effectuent de l’univers luxueux, mais toujours discret, de ce dernier. A l’extrême opposé de la noirceur de son sujet, l’esthétique de Veni Vidi Vici, mais aussi son traitement froid et clinique, situent le film quelque part entre le cinéma des débuts de Yorgos Lanthimos (Canine, 2009 ; Alps, 2011) et celui de la réalisatrice, elle aussi autrichienne, Jessica Hausner (Little Joe, 2019 ; Club Zero, 2023). L’humour noir du film fait également beaucoup penser aux films de Ruben Östlund (The Square, 2017 ; Sans filtre, 2022) ou encore à Sick Of Myself (2023) de Kristoffer Borgli. En outre, l’idée des cinéastes de développer ici la question de l’impunité des privilégiés n’est pas sans rappeler Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto) réalisé par Elio Petri en 1970.

Produit par Ulrich Seidl, Veni Vidi Vici porte la marque du cinéaste. Né en 1952 à Vienne en Autriche, Ulrich Seidl est un auteur, réalisateur et producteur qui a étudié le cinéma à la célèbre Wiener FilmAkademie. Il a commencé sa carrière en 1980 avec une succession de courts métrages puis avec de nombreux longs métrages documentaires largement récompensés dans les années 90 montrant sa perception du déclin de l’humanité, comme notamment Good News (1990), Animal Love (Tierische Liebe, 1992), The Last Real Men (1995), ou encore Models (1999).

En 2001, toujours basé sur la technique du documentaire, son premier long-métrage de fiction, Dog Days (Hundstage), montre au grand jour la puissance des pulsions qui animent les hommes et remporte le Prix Spécial du Jury au festival de Venise. En 2007, Import Export est présenté en compétition en sélection officielle au Festival de Cannes. Au début des années 2010, avec la trilogie Paradis, le cinéaste utilise son œil de documentariste pour sonder le rapport des femmes à l’amour, la séduction et la foi, et voit ses trois volets faire respectivement sensation en compétition des festivals de Cannes (Paradis : Amour ; Paradies : Liebe, 2012), Venise (Paradis : Foi ; Paradies : Glaube, 2012) où il obtient à nouveau le Prix Spécial du jury, et Berlin (Paradis : Espoir ; Paradies : Hoffnung, 2012). Sa trilogie sera suivie des documentaires Sous-Sols (Im Keller, 2014), un film sur les obsessions qui parle de ce que les gens font dans leurs caves et qui vient traduire l’inconscient de la société autrichienne, et Safari (2016), un impressionnant « documentaire animalier » sur la nature humaine.

En 2022, le diptyque Rimini et Sparta marque le retour à la fiction du cinéaste à la réputation sulfureuse. Singulier et cru, le style quasi-documentaire de la mise en scène de Seidl vient parfaitement traduire, non sans cynisme, le regard désabusé et nihiliste qu’il porte sur le monde et la médiocrité des hommes. Désespérés, Rimini et Sparta racontent le crépuscule d’une famille, le crépuscule d’une société et de toute une époque. Dans une certaine continuité thématique avec sa trilogie Paradis, Rimini et Sparta traitent du désir d’amour, du désir d’être aimé et de l’épanouissement sexuel.

Radical et dérangeant, son diptyque est une fascinante et féroce tragi-comédie qui, sans complaisance misérabiliste, flirte en permanence avec le sordide tout en posant en arrière-plan de pertinentes questions à la fois politiques, sociales et philosophiques. A la fois terribles et poignants, vision désenchantée et sans concession d’un auteur rare et unique, Rimini et Sparta sont des films saisissants.

« La question est de savoir qui m’arrêtera. ». A l’image d’Amon Maynard, le personnage principal du film, Veni Vidi Vici s’ouvre sur une citation d’Ayn Rand, figure de proue de la pensée néolibérale aux États-Unis dont les romans mettent en scène des personnages égocentriques qui s’en tire toujours à bon compte.

Père de famille aimant, charmant et bien élevé, Amon Maynard est milliardaire. Pour passer le temps et se détendre, Amon Maynard tue. Tirer sur des inconnus avec son fusil de chasse est son hobby. Comme Amon Maynard est milliardaire, sa préoccupation principale n’est plus l’argent mais le pouvoir. Ses opérations et ses alliances mondiales rendent son pouvoir immense. Un pouvoir dont l’influence est devenue supérieure à celle des États. Un pouvoir excessif qui permet à ses transgressions morales et éthiques de rester sans conséquences. Jusqu’où peut-on aller lorsque l’on se pense, lorsque l’on se sait, au-dessus des lois, et que l’on repousse sans cesse les limites de la légalité ? Les crimes et l’impunité d’Amon symbolisent la violence du monde économique et financier que soutiennent et défendent les politiques.

Les cinéastes mettent ainsi en avant le problème éthique qui se pose lorsque qu’aujourd’hui de moins en moins de personnes possèdent de plus en plus et que dans le même temps de plus en plus de personnes possèdent de moins en moins. Le portrait de famille qu’ils dessinent dans le film est une caricature, une parabole à la fois glaçante et alarmante de nos sociétés contemporaines.

L’appartenance du héros à cette caste sociale et son impunité pointent également du doigt le fondement contestable de l’attitude des individus qui pensent que le « succès », la « réussite », ou plus exactement, l’argent, donne raison. Le fait que les ultra-riches puissent être à ce point vénérés défie l’entendement. Pour la sortie du film en Autriche, le distributeur a voulu inscrire une « déclaration » de Donald Trump sur l’affiche avant de se rétracter. Celle-ci était : « Je pourrais tirer sur quelqu’un au milieu de la Cinquième avenue que cela ne me ferait pas perdre un seul vote ». Tout est dit. A l’image de cette déclaration, le message satirique du film est d’autant plus effroyable qu’il semble à peine exagéré. Notre système économique crée des individus sans morale ni émotions, des individus monstrueux.

A la fois authentique et attirant, Laurence Rupp est formidable dans le rôle d’Amon Maynard. A ses côtés, pour interpréter Viktoria, son épouse, Daniel Hoesl et Julia Niemann ont choisi la comédienne Ursina Lardi (Le Ruban blanc, 2009, de Michael Haneke ; Un Homme très recherché, 2014, d’Anton Corbijn ; La Dérive des continents (au sud), 2022, de Lionel Baier…) pour son expérience personnelle et la connaissance qu’elle a du monde des ultra-riches. Révélation du film, Olivia Goscher, la jeune comédienne qui joue le rôle de Paula, la fille d’Amon et Viktoria fascinée par les armes à feu, fait ici ses premiers pas devant la caméra.

Comment établir une justice et une paix sociale pour éviter les drames (sociaux) dont nous sommes régulièrement témoins aujourd’hui ? Comment peut-on espérer une sortie de crise par le commerce alors que celui-ci est effectué avec les pires dictateurs de la planète ?

Fable cynique sur le capitalisme, le pouvoir, les valeurs, les droits et leurs limites, Veni Vidi Vici est un film qui sonne l’alarme. Un film qui alerte sur les dérives et les limites (si celles-ci existent encore) du capitalisme à outrance. Un film qui dénonce de manière ironique les dangers liés à l’outrance du capitalisme. Un film qui annonce notre avenir si rien ne change. Malheureusement, personne ne fait rien pour que les choses changent. Nous laissons faire. Notons par exemple que l’Autriche est un des « rares » pays qui s’oppose à un impôt sur la fortune et où l’impôt sur la succession n’existe pas.

Satire sociale féroce, Veni Vidi Vici a notamment été présenté au dernier festival de Sundance ainsi qu’à L’Etrange Festival.

Steve Le Nedelec

Veni Vidi Vici, un film de Daniel Hoesl et Julia Niemann avec Laurence Rupp, Ursina Lardi, Olivia Goschler, Kyras Kraus, Tamaki Uchida, Dominik Warta, Markus Schleinzer… Scénario : Daniel Hoesl. Image : Geerald Kerkletz. Son : Claus Benischke-Lang. Décors : Johannes Salat. Costumes : Anais Horn et Marcus karkhof. Musique : Manuel Riegler. Directeur de production : Steven Swirko. Producteur : Ulrich Seidl. Production : Ulrich Seidl Film Produktion GmbH. Distribution (France) : L’Atelier Distribution (Sortie le 18 septembre 2024). Autriche. 2024. 1h26. Couleur. Format image : 2.35:1. Son : 5.1. Sélection Sundance, 2024 – L’Etrange Festival, 2024. Tous Publics.