« On m’a dit que j’ai trois idoles : le Christ, Marx et Freud. Ce sont des formules. En fait, ma seule idole est la réalité. » Pier Paolo Pasolini
Théorème est une parabole à résonance biblique et marxiste, mais aussi un film qui embrasse à la réalité de l’époque. Evidemment, cela peut sembler étrange, Théorème déroute et s’ouvre à une multitude d’interprétations. Pourtant, la trame est simple. Un singulier Visiteur (Terence Stamp) pénètre dans une famille de la haute bourgeoisie milanaise. Il se lit avec chaque membre de la famille dans une relation passionnelle et physique. Chacun se retrouve, après son passage, confronté au vide de son existence. La famille se compose de Pablo (Massimo Girotti), père, industriel, propriétaire d’une usine, de Lucia (Silvana Mangano), mère oisive, et de deux enfants Odetta (Anna Wiazemsky) et Pietro (André José Cruz Soublette). A leur côté une fidèle servante, Emilia (Laura Betti), fille de la campagne. Six personnages qui vont ouvrir les yeux sur leurs conditions, évidemment le choc sera rude, destructeur et radical.
« Le monde actuel me contraint de vivre dans le mensonge, ce qui me désespère. » Pier Paolo Pasolini
Le Visiteur s’annonce par un simple télégramme. Il pénètre au sein du foyer familial et, à son contact, chacun prend conscience de qui il est réellement. Tout le superflu de la société bourgeoise organisée en cérémonial, attitude culturelle décadence, en quête de pouvoir et de profit, s’effondre et disparaît en poussière. Reste des êtres face à eux-mêmes. Par le sexe, le Visiteur pénètre jusqu’à l’âme. Mais, ici rien de graveleux ou de sexuel, aucune jouissance, le sexe est réel et métaphysique, c’est la grande force du film. Pasolini réussit une gageure. On peut voir un manifeste homosexuel, bisexuel, autre, tout comme imaginer la sexualité dans le film, acte purement symbolique ouvrant sur un autre état de conscience. Alors c’est l’effondrement des conventions, des faux-semblants, sous le maquillage se révèle la réalité nue de la famille.
Pasolini est parfaitement conscient que Théorème est une bombe. Il ne doute pas un instant que l’immonde spectre de la censure peut encore dépoiler tout son arsenal juridique. La Ricotta, sketch du film collectif Rogopag, avait été saisie, après le dépôt d’une plainte qui s’appuyait sur un article du code fasciste, peu après sa sortie. Après quelques coupures minimes, le film retrouve les salles, mais Pasolini est condamné à 4 mois de prison avec sursis. En appel, le Procureur de la République retire sa plainte et décide d’un non-lieu pour Pasolini. Entretemps, L’Evangile selon Saint Matthieu était sortie sur les écrans. Il devenait difficile de soutenir le blasphème à l’encontre de La Ricotta et de Pasolini, alors que L’Evangile selon Saint Matthieu venait de remporter le Grand du jury à Mostra ainsi que le Prix de l’Office Catholique International du Cinéma, sans parler des 3 nominations aux Oscars. La position était intenable pour le ministère de la Justice, mais cet échec ne pouvait que laisser des traces.
1968 est une année d’effervescence de contestation aux quatre coins de la planète. Les temps sont à la radicalité, à une opposition frontale entre la droite et la gauche. Dans ce bouillonnement, le festival de Cannes a été interrompu puis annulé. Une question se pose à Pasolini : « Comment sortir Théorème ? ». Le mettre directement dans les salles sans la moindre « préparation » est un risque énorme. Afin d’en atténuer le caractère scandaleux, Pasolini accepte l’invitation de la Mostra de Venise et de représenter officiellement l’Italie en compétition. Septembre, 1968, le festival débute dans une grande confusion. Pasolini se joint aux contestataires et au cours d’une conférence de presse, annonce qu’il refuserait tout prix qui pourrait lui être décerné. Le film est projeté le 4 septembre. Jean Renoir, à qui la Mostra rend hommage, déclare à la sortie de la salle : « A chaque image, à chaque plan, on sent le trouble d’un artiste. » Le film de Pasolini éclipse toute la sélection.
Contrairement au souhait de Pasolini, Théorème est au palmarès du jury présidé par Guido Piovene, journaliste et écrivain italien. Laura Betti obtient la Coupe Volpi de la meilleure actrice. Le Lion d’or est attribué à Artiste sous le chapiteau du cirque : perplexes (Die Artisten in der Zirkuskuppel: Ratlos) de l’allemand Alexander Kluge. Tout se passe dans une telle confusion, que la Mostra renonce après cette édition à toute remise de prix jusqu’en 1980 !
Le palmarès est éclipsé par le Prix de l’Office Catholique International du Cinéma (OCIC) qui couronne Théorème. Le jury présidé par le Père Marc Gervais, un jésuite canadien, est composé de 6 jurés. Le prix est décerné à l’unanimité moins deux voix démissionnaires, celle de Jean Rochereau, critique à La Croix, et d’un certain Monsieur Haddad, chargé de la censure en Syrie ! Curieusement, ils démissionnent, mais ne s’opposent pas à la remise du prix au film.
Le Père Marc Gervais, après avoir fait l’éloge de Pasolini et de son film, déclare lors de la remise du prix : « En donnant le Prix de l’OCIC à Théorème, l’intention était de faire savoir que les Chrétiens sont véritablement ouverts au monde et qu’ils peuvent admirer la sincérité, la beauté et la profondeur d’une œuvre. Faire savoir aussi que le Chrétien peut avoir une connaissance, un respect et un amour passionné du cinéma et des exigences artistiques. » Vœux pieux, le Vatican entre dans une colère noire et son organe officiel L’Obervatore Romano, attaque le film, après avoir publié une critique élogieuse durant le festival.
Une odeur de soufre accompagne la sortie de Théorème, le 7 septembre dans les salles de la capitale et le 10 septembre à Turin. Le film rencontre un énorme succès et l’adhésion d’une grande partie de la critique. Mais le 13 septembre 1968, un avocat, porte plainte auprès du Procureur de la République, il demande la saisie et la destruction du négatif du film en argument de « l’état grand trouble qu’il a eu après la vision du film, trouble uniquement sexuel et non pas (.) mystique ». Il ne s’arrête pas là puisqu’il demande la saisie des copies destinées au monde entier, et l’arrestation de Pasolini et de Donato Leoni, gérant de la société de production Aetos Film, pour obscénité. L’avocat n’était pas à son premier coup d’essai puisqu’il avait déjà poursuivi en justice, Blow Up de Michelangelo Antonioni parmi d’autres films.
Le Procureur de la République de Rome donne une suite favorable à la plainte et renvoie le film à juridiction de Venise. En novembre, le Ministère Public ira plus loin que l’avocat dans sa plaidoirie, réfutant tout jugement sur le contenu du film au nom de la liberté d’expression au profit de la « défense même de la pudeur du public » pour une « œuvre où l’obscène joue un rôle exclusif ».
Approche que Pasolini conteste à la barre : « Même détachées du contexte du film, même isolées, les scènes incriminées ne sont pas obscènes. Elles sont essentielles et nécessaires dans le contexte du film. » Et de poursuivre : « Dans ce monde mensonger, l’authenticité me semble faite de mystère. (.) Il aurait été impossible au « Visiteur » héros du film de toucher et de convaincre par des mots. Il fallait donc qu’il y ait entre lui et les membres de cette famille bourgeoise des rapports amoureux qui sont tout le symbole du film. ». Après plusieurs mois, le 23 novembre 1968, le verdict tombe, Pasolini et son producteur sont acquittés.
Le Président du tribunal, le juge Guiseppe Toti, lève le séquestre du film et libère le négatif et les copies, donne le visa d’exploration à l’étranger. Il justifie le verdict de la manière suivante : « Le bouleversement que m’a causé Théorème n’est nullement sexuel, il est essentiellement idéologique et mystique. Comme il s’agit d’une incontestablement d’une œuvre d’art, elle ne peut être obscène. » La messe est dite.
Pasolini est informé de la décision du tribunal de Venise par Franco Rossellini, alors qu’il est en répétition de la pièce Orgie, au Théâtre de Turin. Libéré du poids d’un procès infamant, Pasolini enchaîne sur Porcherie. Théorème réunit près de trois millions de spectateurs dans les salles italiennes. Le film sort en février 1969 dans les salles françaises avec une interdiction aux mineurs de moins de 18 ans. Six mois après avoir obtenu son prix de l’OCIC, l’Office Catholique désavoue son jury et regrette officiellement l’attribution du prix à Théorème.
Théorème est la première œuvre de Pasolini où s’exprime une totale maîtrise de l’outil cinématographique. Pasolini raconte son histoire par l’image, délaissant les paroles et les longs discours pour une expression purement visuelle. La photographie et les cadres sont absolument remarquables. La poésie émerge naturellement de l’image par l’instruction de plans mystérieux et majestueux. Théorème est un chef-d’œuvre.
Fernand Garcia
Référence : le dossier complet de Théorème dans le n° 97 de L’Avant-scène cinéma consacré à Œdipe Roi de Pier Paolo Pasolini (novembre 1969).
Théorème, une édition Collector combo (DVD + Blu-ray et livre) en HD d’après un nouveau transfert 4K restauré chez Sidonis – Calysta. En compléments : Interview avec Pier Paolo Pasolini lors de la sortie du film en France « Ce film est une parabole, si vous voulez une énigme… » (1968, 3 minutes env.). Conversation avec Pier Paolo Pasolini, après la sortie du film « … le cinéma exprime la réalité à travers la réalité même. » (1969. 6 minutes). Henri Chapier vous parle de Théorème. « … autant dire que la projection de presse que celle du soir (à la Mostra NDLR), ça a été à la fois un torrent d’insultes et d’applaudissements », souvenirs, contextes et analyses du film. Il évoque, aussi, sa dernière rencontre avec Pasolini, la veille de son assassinat, à quelques heures de la présentation de Salò ou les 120 Journées de Sodome au Festival International de Paris, instructif (2007. 26 minutes env.). Entretien avec Pierre Kalfon, producteur, distributeur de Théorème en France. « Pasolini était un homme désireux de changer les choses dans l’art… » retour sur Pasolini et la sortie houleuse de Théorème (10 minutes env.). Interview de Terence Stamp. De l’importance de sa rencontre avec Federico Fellini à Superman en passant, bien sûr, par le tournage de Théorème, les souvenirs de l’acteur, un moment passionnant (2007. 33 minutes). Pier Paolo Pasolini, la mort d’un poète, documentaire poétique de Laura Betti avec Bernardo Bertolucci, Franco Citti, Sergio Citti, Ninetto Davoli, Francesca Archibugi, Mimmo Calopresti… (2002. 89 minutes). Cette édition est accompagnée par un livret Théorème par Hervé Joubert-Laurencin, spécialiste de la vie et l’œuvre de Pasolini, principalement axé sur l’analyse et la dimension homosexuelle du film et sa place dans l’œuvre du cinéaste (68 pages). Une édition à la hauteur de cette oeuvre magistrale.
Théorème (Teorema) un film de Pier Paolo Pasolini avec Terence Stamp, Silvana Mangano, Massimo Girotti, Anne Wiazemsky, Laura Betti, Andrés José Cruz Soublette, Ninetto Davoli, Carlo De Mejo, Adele Cambria… Scénario : Pier Paolo Pasolini. Directeur de la photographie : Giuseppe Ruzzolini. Décors : Luciano Puccini. Costumes de Silvana Mangano : Roberto Capucci. Costumes : Marcella De Marchis. Montage : Nino Baragli. Musiques préexistantes : Le Requiem de W.A. Mozart (Chœurs de l’Academie de Russie et Orchestre symphonique de la philharmonie de Moscou) et Tears for Dolphy de Ted Curson (non crédité). Musique originale : Ennio Morricone. Producteurs : Manolo Bolognini, Franco Rossellini et Donato Leoni (non crédité). Production : Aetos Produzioni Cinematografiche – B.R.C. Produzione S.r.l. Italie. 1968. 94 minutes. Noir et blanc et couleur. Eastmancolor. Arriflex. Format image : 1,85 :1. 16/9e Son : Version originale italienne ou anglaise avec sous-titres français. Interdit aux moins de 16 ans (1968)