Radu Jude, prix spécial du jury avec N’attendez pas trop de la fin du monde à Locarno (Lac Majeur en Suisse), se concentre dans son nouveau film sur deux femmes qui luttent contre le patriarcat du passé et du présent en Roumanie. C’est à la fois un essai « philosophique » sur le cinéma d’aujourd’hui, sur la folie de la mondialisation et sur la responsabilité de chacun d’entre nous que l’on semble ignorer en rejetant la faute sur les autres et notamment, mais pas à tort sur les politiciens. Le film en partie comédie, en partie road-movie a été tourné en 22 jours du 28 août au 26 septembre 2022.
Jude ratisse large, de Godard à Uwe Boll, du documentaire à la farce, et regorge de beaucoup (un peu trop) de références et de citations qui vont de Bob Dylan au roi Charles III, de Salman Rushdie à la romancière, auteure de nouvelles et essayiste italienne Elena Ferrante aux frères Lumière… Il s’agit d’un flux incessant d’informations qui n’est pas nécessairement accessible à tous et qui exige en outre de la patience du spectateur, une connaissance approfondie de la politique roumaine, des philosophes et des artistes du XXe siècle.
L’idée de Rossellini, qui consiste à évoluer vers une approche plus amateur du cinéma, est pleinement assumée par le cinéaste roumain : « C’est un film qui, dans sa structure et sa mise en scène, est encore plus amateur que mes derniers films. Mais ce n’est pas un problème, Rivette n’a-t-il pas fait l’éloge de l’écriture de Rossellini : les films de Rossellini sont de plus en plus visiblement devenus des films amateurs ? ». En effet, les films de Rossellini, écrivait Jacques Rivette dans une lettre aux Cahiers du Cinéma en 1955, sont devenus de plus en plus manifestement des films d’amateur, des films de famille. En échangeant un cinéma d’idées contre des projets qui s’apparentaient à des « films de mémoire », le réalisateur italien a enfin pu évoluer avec une certaine liberté, et avec des histoires artisanales remplies des détails les plus quotidiens de sa vie.
Mais Rossellini n’est pas le seul dont Radu s’inspire. Le cinéaste s’exprime : « J’ai été influencé par une certaine littérature avec une structure semblable au collage. Par exemple, USA Trilogy de John Dos Pasos ou des écrivains modernistes comme Hermann Broch ou des auteurs anciens comme Diderot. Ensuite il y a eu Eisenstein et Godard pour les idées de montage, les frères Lumière pour la caméra. Et surtout Andy Warhol, principalement pour ses films… Je pense que c’est un grand cinéaste qui n’a pas été reconnu comme il aurait dû l’être… ».
Radu Jude est un cinéaste et scénariste roumain né à Bucarest en 1977. Parmi la Nouvelle Vague roumaine, il est le cinéaste le plus radical et l’une des figures de proue du cinéma roumain contemporain. Diplômé en réalisation à la Faculté des médias de l’Université de Bucarest, il débute comme assistant réalisateur sur les films de Costa Gavras, Radu Muntean et Cristi Puiu. Son œuvre comporte plusieurs essais documentaires et courts-métrages. Déjà remarqué pour ses courts métrages, dont La Lampe au chapeau (Meilleur court métrage à Sundance – 2006), il acquiert une renommée internationale avec ses longs métrages, notamment La Fille la plus heureuse du monde, un western historique(prix CICAE à la Berlinale – 2009), Aferim!, un drame sombre (Ours d’argent du meilleur réalisateur à la Berlinale – 2015) et Peu m’importe si l’Histoire nous considère comme des barbares (Prix Globe de cristal du Festival de Karlovy Vary – 2018). Puis (Scarred Hearts) et une satire sexuelle (Bad Luck Banging ou Loony Porn), qui a remporté l’Ours d’or de Berlin en 2021. La même année son court-métrage Semiotic Plastic est présenté au Festival de Venise. En 2022, son court métrage, Memories from the Eastern Front, réalisé avec l’historien Adrian Cioflâncă a été sélectionné en compétition à la Berlinale, et son court-métrage The Potemkinists a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes.
N’attendez pas trop de la fin du monde d’une durée de deux heures quarante, est le plus expérimental à ce jour, avec deux récits parallèles – l’un se déroulant dans le présent, l’autre composé d’images trouvées du vieux film de Bratu Angela Moves On (1981). Le titre du film est terriblement pessimiste. C’est une citation du poète polonais Stanisław Jerzy Lec, qui s’inscrit dans la lignée du fatalisme insouciant du film.
Heretic, basé à Athènes, a acquis les droits de vente mondiaux de ce film : « Nous étions ravis d’entreprendre le projet de Radu, qui tourne encore une fois la caméra pour enregistrer, commenter et révéler méticuleusement notre réalité actuelle », a déclaré Ioanna Stais, responsable de Heretic.
Le cinéaste introduit le personnage d’Angela dans les deux films (l’ancien et le sien). Dans le vieux film en couleur, Angela (Dorina Lazar) est chauffeur de taxi qui tente de joindre les deux bouts sous le régime étouffant du dictateur Nicolae Ceaucescu, et elle semble l’une des seules femmes à exercer un tel métier à l’époque. Dans l’histoire moderne, l’autre Angela (Ilinca Manolache) une fascinante actrice de théâtre, est dans ce film, assistante de production pour une entreprise spécialisée dans les publicités et les vidéos d’entreprise, travaillant à faire tout ce qu’on lui demande de faire dans un monde moderne de plus en plus rude, avec une circulation plus encombrée et des citoyens qui semblent plus stressés et leur conduite plus agressive.
Radu ralentit parfois le vieux film de Bratu pour attirer l’attention sur certains détails de la vie quotidienne sous l’ère communiste que d’autres réalisateurs de l’époque n’osaient pas faire : la pauvreté dans laquelle le pays était embourbé comme les files d’attente pour le pain.
Dès la première partie de son film actuel, nous sommes confrontés à la notion de réalisme et à la perception du cinéaste de l’illusion à laquelle l’humain est confronté dès sa naissance. Nous lisons sur une pierre tombale : « Vous, les passants, ne soyez pas indifférents. J’étais comme vous et vous serez comme moi ».
Malgré la conscience du cinéaste que la vérité est une illusion et l’illusion est une vérité comme disait Remy de Gourment, romancier, journaliste et critique d’art français, Radu ne baisse pas les bras et nous montre la résilience humaine à travers les expériences des deux Angela qui interagissent et émergent comme des figures de contestation, refusant d’accepter un système destiné à les maintenir à leur place.
Jude a écrit le scénario et a travaillé avec son équipe habituelle, dont le directeur de la photographie Marius Panduru et le monteur Cătălin Cristuțiu qui a effectué un montage expérimental, mais sa productrice de longue date, Ada Solomon, n’est désormais que productrice déléguée.
Jude et son caméraman mettent en scène des séquences pour obtenir un maximum de tension et d’absurdité comme cette réunion de pré-production que le personnage de Hoss supervise froidement et avec arrogance sur Zoom tandis que les Roumains font de leur mieux pour convaincre leur client tout en se moquant d’elle et l’Autriche en même temps.
Le film démarre à 5h50 quand le réveil d’Angela sonne, c’est une nouvelle longue journée qui s’annonce. Angela se lève et trébuche nue dans sa chambre. Elle enfile une culotte et une robe à paillettes et baskets. Elle parcourt la ville de Bucarest pour le casting d’un clip sur la sécurité au travail commandé par une multinationale basée en Autriche. Elle rencontre dans son épuisante journée de 16 heures de travail : des grands entrepreneurs et de vrais harceleurs, des riches et des pauvres, des gens avec de graves handicaps et des partenaires de sexe… Pour échapper à la dureté de son travail, elle tourne au gré des lieux et des situations qu’elle traverse, de nombreux sketchs obscènes et satiriques sur TikTok avec des monologues absolument hilarants sous le pseudonyme de Bobita, son alter ego misogyne autoproclamé et accusé de viol et trafic sexuel Andrew Tate qui a été arrêté en Roumanie et assigné à résidence. Angela assume ces images grossières et conflictuelles, en collant sur son visage un masque d’avatar masculin chauve et ridicule aux sourcils broussailleux à travers lequel elle s’invente un personnage vulgaire qui crache des horreurs aux filles.
L’Angela moderne est sous-payée n’a le temps ni pour le sexe ni pour manger et se rend à l’aéroport pour récupérer la cadre autrichienne Mme Goethe (Nina Hoss), une descendante de Goethe qui arrive pour observer le tournage. Angela discute de l’œuvre de Goethe avec elle pendant le trajet. Elle lui demande si c’est vrai que l’Autriche exploite les forêts de la Roumanie puis parle d’une route dangereuse à la périphérie de la ville qui emblématise le laisser-aller des pouvoirs publics, bordée de croix commémorant ceux qui sont morts dans des accidents de la route. Une très longue séquence de ces multiples croix dans un silence absolu sans musique glissant d’une croix à l’autre guidée par le souffle du vent qui caresse les fleurs et les arbres.
Angela, entre deux rendez-vous, se retrouve coincée dans la circulation automobile. Elle insulte les autres conducteurs qui l’attaquent tout en mâchant tout le temps son chewing-gum. Elle boit des boissons énergisantes et joue une bande-son éclectique à la radio, allant du classique à la « musique folk turbo ». Elle porte une tenue flashy probablement pour attirer un amant lors d’un rendez-vous rapide dans sa voiture. Elle supplie en vain son employeur de la laisser faire une pause car elle craint d’avoir un accident en travaillant trop. Son quotidien se mêle aux séquences du film de Lucian Bratu où l’autre Angela, aujourd’hui octogénaire, gagnait sa vie en conduisant un taxi à Bucarest pendant les années de dictature.
L’Angela moderne doit recruter plusieurs personnes afin que les Autrichiens puissent choisir un porte-parole approprié pour leur vidéo de sécurité sur des travailleurs roumains handicapés au travail et prêts à dire devant la caméra que tout cela est dû à leur incapacité à prendre les précautions nécessaires, c’est-à-dire à assumer la responsabilité de leur accident contre 500 € d’indemnisation. Elle plaisante facilement avec un, elle fait une anecdote sur Stevenson, ou sur le dictateur roumain Ceausescu truquant les compétitions de football, puis une réflexion sur l’œuvre de Goethe ou d’un Georges Méliès, vénéré pionnier du cinéma qui filme des publicités moutarde. Des stars du porno qui ne peuvent continuer qu’en faisant une pause à mi-parcours pour se connecter à PornHub. Les ragots sur Anthony Bourdain côtoient les références à Karl Marx et aux pratiques funéraires de l’Egypte ancienne… Angela semble jouir d’une certaine liberté dont elle n’est pas dupe.
Le réalisateur alterne entre trois formats : le noir et blanc granuleux et texturé du film moderne contraste avec les couleurs vintage du passé en 16 mm du film de Lucian Bratu tourné au début des années 80, (Angela merge mai departe) et les images iPhone d’Angela pour les vidéos de Bobita. Les deux Angela luttent contre un patriarcat puissant, qu’il s’agisse du communisme des années 80 ou des entreprises et de l’Église orthodoxe d’aujourd’hui. Elles démontrent un didactisme politique pleinement assumé : l’exploitation des corps par le système néolibéral et la dictature de Ceaușescu.
Radu Jude explore l’insupportable Bucarest du communisme passé et ce qu’est devenue cette ville aujourd’hui à l’ère du capitalisme sauvage impitoyable. Le regard de Jude sur la ville lui confère une force ironique toute particulière, à la limite de la parodie. Les séquences sont parfois ralenties, arrêtées sur des silhouettes, produisant un passé faussement nostalgique et un présent capitaliste tout aussi mauvais même s’il est différent du système passé : on y parle de la famille royale, d’hommes politiques et religieux roumains, d’Européens occidentaux et d’intellectuels. Peut-être une manière de ridiculiser les élites et de « redonner la dignité » aux opprimés. Personne n’est épargné. Pas même les critiques de cinéma où un jour Angela tombe sur un Uwe Boll dérangé sur le tournage d’un film, et le réalisateur allemand lui raconte la fois où il a défié et assommé quatre de ses critiques les plus sévères lors d’un match de boxe.
Dans la troisième partie du film, composée de deux plans séquencés, difficilement supportable de par sa longueur et sa répétitivité certainement voulue, le cinéaste change de point de vue pour celui de la vidéo d’entreprise, où un ouvrier (Ovidiu Pirsan), entouré de sa famille, est choisi en tant que porte-parole des seigneurs autrichiens, paralysé dans un accident du travail, finit par se retourner contre sa société en faisant une déclaration scandaleuse, l’obligeant à réinventer son histoire pour l’adapter à celle demandée par la société de production. L’équipe lui apprend ironiquement que même les frères Lumière ont eu besoin de plus d’une prise pour créer la réalité qu’ils offraient au monde et donc dans ces moments comiques du film de Jude, Ovidiu est complètement réduit au silence.
Dans son film impitoyablement politique et corrosif, Radu s’affranchit de toute convention narrative au profit d’un jeu de formes raconté en surface : « Mon film est en partie une comédie, en partie un road movie, en partie un montage », abordant différents aspects du travail, de l’exploitation, de la mort et de la nouvelle économie des petits boulots… » « En même temps, c’est un film qui aborde le difficile problème de la production d’images. Tout cela se situe au niveau de la surface, comme on dit – mais le film n’a qu’un seul niveau, c’est un film de surfaces, un film sans profondeur »… « Et c’est un film qui, dans sa structure et sa mise en scène, est encore plus amateur que mes derniers films… »,a déclaré le cinéaste.
N’attendez pas trop de la fin du monde montre à quel point nous sommes toujours embourbés dans les préoccupations de la classe ouvrière du siècle dernier, alors que le pouvoir change de mains, les travailleurs sont toujours étouffés par de longues heures de travail, exploités par leurs employeurs. Le cinéaste exprime le sentiment collectif d’un monde en proie à la corruption et criblé d’inégalités : « Peut-être que les dernières paroles de Goethe n’étaient pas Lumière ! Plus de lumière ! Mais, « Rien ! Plus rien ! , réfléchit à la fin du film, la directrice Madame Goethe de l’entreprise autrichienne qui n’a jamais trouvé le temps de lire les œuvres de son ancêtre, à l’exception de Faust.
Le long métrage de Radu Bad Luck Banging ou Loony Porn, Ours d’or à Berlin, n’a attiré que 20 000 spectateurs. On se demande si son nouveau film, bien que plus accessible, aura plus de spectateurs que son précédent ?
Pas sûr car nous vivons certainement un lavage de cerveau et une décadence culturelle, intellectuelle, sociale, politique, scientifique… là où le film Barbie de Greta Gerwig, un film rassis et ennuyeux après quelques minutes où tout était centré sur le même sujet et où le marketing était plus divertissant que le film lui-même, a officiellement dépassé le milliard de dollars au box-office mondial… Les réseaux sociaux y sont pour quelque chose. Mark Zuckerberg a mené des recherches à travers sa nouvelle société Meta (anciennement Facebook) pour contester l’autorité de l’État puisque les échanges monétaires, l’éducation et les relations de travail pouvaient s’organiser en dehors des circuits officiels.
La représentante démocrate progressiste de New York, Alexandra Ocasio-Cortez, a déclaré : « Meta est un cancer de la démocratie métastasé en une machine mondiale de surveillance et de propagande visant à encourager les régimes autoritaires et à détruire la société civile au nom du profit ». Au Congrès américain, les législateurs républicains et démocrates reconnaissent que ses tactiques commerciales impitoyables ont un effet négatif sur l’esprit des adolescents. Pourtant, aucun candidat à la présidentielle ne semble saisir ou même comprendre de quoi il s’agit.
L’historien franco-américain Jacques Barzun disait : « Une société qui génère beaucoup de mauvais films n’a pas à être décadente ; mais une société qui fait les mêmes films encore et encore pourrait l’être ». Ce n’est bien sûr pas le cas du dernier film très intéressant de Radu, qui bénéficie en outre d’un beau générique de fin qui emprunte la simplicité de ses cartes au cinéma intimiste d’Alain Cavalier. Mais surtout parce que c’est un film trop sceptique et qu’on en ressort épuiser. Mais peut-être devrions-nous être épuisés pour recommencer à réfléchir et à agir ! Espérons qu’après sa première et son prix à Locarno, il attirera d’autres festivals et beaucoup de spectateurs.
Un film à voir absolument même si le polymathe et mathématicien, physicien, inventeur, philosophe, moraliste et théologien français Blaise Pascal né en 1623 disait : « La vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter ».
Norma Marcos
N’attendez pas trop de la fin du monde (Nu aștepta prea mult de la sfârșitul lumii), un film de Radu Jude avec Ilinca Manolache, Ovidiu Pîrșan, Nina Hoss, Dorina Lazăr, Katia Pascariu, Sofia Nicolaescu… Scénario : Radu Jude. Directeur de la photographie : Marius Panduru RSC. Montage : Cătălin Cristuțiu. Son : Hrvoje Radnić. Montage son : Marius Leftărache. Mixage son : Jaime Baksht et Michelle Couttolenc. Musique originale : Jura Ferina, Pavao Miholjević. Producteurs : Ada Solomon et Adrian Sitaru. Coproducteurs : Adrien Chef, Paul Thiltges, Serge Lalou, Claire Dornoy et Ankica Jurić Tilić. Production : 4Proof Film (Roumanie). Coproduction : Paul Thiltges Distributions (Luxembourg) – Les Films d’Ici (France) – Kinorama (Croatie) – microFILM (Roumanie). Avec le soutien du Centre du Film Roumain, le Film Fund Luxembourg, Eurimages, Arte Cofinova/19 et le Centre Audiovisuel Croate (HAVC). Distribution (France) : Météore Films (sortie le 27 septembre 2023). Roumanie – Luxembourg – France – Croatie. 2023. 163 mn. Couleur et noir et blanc. Prix spécial du jury – Festival du Film de Locarno, 2023. Tous Publics.