L’Amour-passion, avant tout et malgré tout
Après le revers de Daisy Miller en 1974, Peter Bogdanovich réalise Enfin l’amour (At Long Last Love, 1975) avec Burt Reynolds et à nouveau Cybill Shepherd. Enfin l’amour est le projet fou du cinéaste, amoureux de l’âge d’or du cinéma hollywoodien, de mettre en scène une comédie musicale au beau milieu des années 1970 pour rendre hommage aux films chantés des années 1930 et plus particulièrement à ceux d’Ernst Lubitsch, comme Le Lieutenant souriant avec Maurice Chevalier. Peter Bogdanovich a écrit le film pour sa compagne Cybill Shepherd, qu’il abandonne ici dans les bras d’un Burt Reynolds à contre-emploi. Incompris du public et de la critique, Enfin l’amour sera lui aussi un échec commercial. L’année suivante le cinéaste enchainera avec Nickelodeon, évocation nostalgique d’un cinéma disparu au casting duquel il convoque aux côtés de Burt Reynolds, le duo gagnant de La Barbe à Papa, Ryan et Tatum O’Neal. Mais le film sera un nouvel échec critique et commercial dans la carrière de Bogdanovich.
Après les succès consécutifs de ses premiers films, la carrière de Bogdanovich sera donc remise en question avec les échecs successifs de Daisy Miller (1974), Enfin l’amour (1975) et Nickelodeon (1976) qui renverront ce dernier à la case départ, loin des studios. « Vous le savez, j’ai eu une mauvaise expérience avec Enfin l’amour et Nickelodeon. Après ces deux films, je n’ai rien réalisé pendant presque trois ans. Je cherchais à comprendre ce qui s’était passé. Pourquoi tout avait si mal tourné depuis quelques années ? Et j’ai réalisé que je m’étais trop accordé aux désirs des autres et pas assez à mon propre instinct. Je me suis donc dit : « Tant pis, je ferai Saint Jack avec Ben Gazzara ou je ne le ferai pas. » (…) Cybill [Shepherd] et moi avons fait un voyage aux Philippines, à Tokyo, à Hong-Kong et puis à Singapour. Or, rien ne ressemblait à Singapour. (…) C’est l’un de mes films les plus libres. J’ai vraiment suivi le mouvement et le flux du tournage, de l’ambiance générale, de nos expériences, de ce qu’on ressentait au fil des jours. La même chose s’est passée avec Et tout le monde riait. Ces deux films sont, je crois, ce que j’ai fait de mieux à cette époque, et même jusqu’à maintenant. Ce sont aussi mes films les plus personnels. » Peter Bogdanovich (in Le Cinéma comme élégie : conversations avec Peter Bogdanovich, 2018).
Trois ans plus tard, Peter Bogdanovich va donc solliciter l’aide de Roger Corman qui acceptera de produire à moindre coût son nouveau projet, l’adaptation de Jack le magnifique (Saint Jack), le roman de Paul Theroux, avec Ben Gazzara à l’affiche. Derrière l’aventure exotique, Saint Jack raconte l’histoire d’un perdant magnifique, au crépuscule d’un monde postcolonial. Toujours inventif dans sa mise en scène, cette dernière est ici marquée par son émancipation à l’égard de ses modèles habituels. En effet, inspiré par des cinéastes modernes comme John Cassavetes, c’est un style plus libre de Peter Bogdanovich que l’on découvre dans cette production de Roger Corman à petit budget, tournée à Singapour. Interprété par Ben Gazzara, acteur fétiche de Cassavetes, le personnage de Jack, mais aussi les situations ou encore l’atmosphère du film, ne sont pas sans rappeler Meurtre d’un bookmaker chinois (The Killing of a Chinese Bookie, 1976). Bien que son film soit réussi, le réalisateur ne parvient toujours pas à reconquérir le cœur du public.
En 1981, le réalisateur retrouve le comédien Ben Gazzara et tourne Et tout le monde riait (They All Laughed) avec Audrey Hepburn, John Ritter et le mannequin Dorothy Stratten, avec qui il entame une liaison. Condensé d’élégance, d’humour et de loufoquerie, Et tout le monde riait est une comédie policière new-yorkaise dans laquelle on suit les chassés-croisés de quatre détectives privés qui finissent par trouver l’amour.
Mais, avant même sa sortie en salle, le film sera marqué par un fait divers des plus sordides, la mort tragique de l’actrice Dorothy Stratten tuée par son mari jaloux avant de se suicider après avoir appris la nouvelle de sa liaison avec Peter Bogdanovich qui venait de quitter Cybill Shepherd pour elle. Le destin tragique de Dorothy Stratten inspirera le film Star 80 (1983) de Bob Fosse avec Mariel Hemingway. Anéanti, le réalisateur décide de distribuer seul le film, dont il rachète les droits à la Fox. Il se ruine dans l’opération et décide de mettre un terme à sa carrière : « Si la réalité est pire que ce que l’on peut voir au cinéma, je ne vois pas l’intérêt de faire des films… ». Bogdanovich se tourne alors vers sa première vocation, et écrit un livre, The Killing of the Unicorn, consacré à son amour assassiné.
Quatre ans plus tard, le cinéaste revient à la mise en scène avec Mask (1985), à l’affiche duquel on retrouve Eric Stoltz, Sam Elliott, Cher, Estelle Getty et Laura Dern. Adapté de l’histoire vraie et douloureuse de Rocky Dennis, qui bouleversa l’Amérique dans les années 70, Mask évoque avec humour, force et émotion, l’extraordinaire relation entre un adolescent doté d’une tête horriblement déformé et sa mère. Bien que le réalisateur emprunte avec ce film une nouvelle direction dans sa carrière, et que ce dernier fût présenté et bien accueilli au Festival de Cannes où Cher remporta le Prix d’interprétation féminine, Mask se retrouva pourtant au centre d’une polémique. Peter Bogdanovich reprocha au studio Universal d’avoir imposé le montage, d’avoir coupé deux scènes clés du film ainsi que remplacé la bande originale composée par Bruce Springsteen, dont était fan le véritable Rocky Dennis. Le cinéaste fût soutenu par de nombreux réalisateur dont Martin Scorsese et Francis Ford Coppola.
En 1988, il réalise Illégalement vôtre (Illegally Yours), une comédie policière burlesque dans laquelle le personnage gaffeur de Rob Lowe tente, par amour, de démêler une affaire de meurtre et de chantage. Un nouvel échec pour le cinéaste qui décidera l’année suivante de tourner Texasville (1989), la suite de La Dernière séance, son chef d’œuvre, en adaptant à nouveau l’auteur Larry McMurtry.
Texasville marque le retour, trente-trois ans plus tard, à Anarene, la petite ville texane qui abrita les amours adolescentes de Duane et Jacy. Avec les mêmes comédiens, Jeff Bridges, Timothy Bottoms, Cybill Shepherd, Cloris Leachman ou encore Eileen Brennan, vingt ans après La Dernière séance, Bogdanovich brosse un portrait doux-amer de l’Amérique des années 1980 à travers les aventures amoureuses des membres d’une petite ville atteinte par la crise du pétrole au fin fond du Texas. Malheureusement, cette suite tant attendue se soldera elle aussi par un échec en salles… Tout comme ses deux films suivants : Bruits de coulisses (Noises Off, 1992) avec Michael Caine et Christopher Reeve, un hommage hilarant au cinéma muet, et Nashville Blues (The Thing Called Love, 1993) avec Samantha Mathis, River Phoenix et Sandra Bullock, racontant le périple sentimental d’aspirants chanteurs de country. Nashville Blues sortira en salles deux mois avant la mort brutale de River Phoenix.
Systématiquement boudé par le public, à partir du milieu des années 90, Bogdanovich va se tourner vers la télévision où il pourra à la fois être derrière et/ou devant la caméra. Il réalisera de nombreux téléfilms, épisodes de séries (notamment Les Soprano) et documentaires. Il effectuera également quelques apparitions au cinéma notamment sous la direction de Noah Baumbach, Mark Christopher, Sophia Coppola ou Zoe Cassavetes.
En 2001, il tente un retour au cinéma et réalise Un Parfum de Meurtre (The Cat’s Meow) avec Kirsten Dunst et Cary Elwes. Fidèle à sa forme et à son style, fidèle à lui-même, Peter Bogdanovich n’a pas son pareil pour nous replonger dans ce scandale du début des années 20 qui secoua le tout Hollywood : la mort très suspecte du réalisateur Thomas H. Ince lors d’une croisière à bord du yacht du magnat de la presse William Randolph Hearst soupçonné de l’avoir confondu avec Charlie Chaplin dont celui-ci cherchait à se débarrasser par jalousie. Le film sera un nouvel échec pour le cinéaste.
En 2015, Peter Bogdanovich fait son grand retour derrière la caméra avec Broadway Therapy (She’s Funny That Way, 2014), une comédie new-yorkaise dans laquelle on croise une ribambelle de personnages qui s’engouffrent tous dans des situations aussi imprévisibles que cocasses. Le film raconte le parcours d’une ancienne escort-girl de Brooklyn devenue actrice qui noue une relation avec un metteur en scène marié de Broadway qui l’aide à progresser dans sa nouvelle carrière. Tout en rappelant le cinéma de Woody Allen, les quiproquos et les surprises fusent, multipliant les clins d’œil et hommages aux classiques de l’âge d’or hollywoodien et plus particulièrement à la « screwball comedy », caractérisée par un humour loufoque et des personnages excentriques, et popularisée dans les années 30 et 40 par des cinéastes comme Preston Sturges, Leo McCarey, Frank Capra ou encore Howard Hawks. Malgré son prestigieux casting (Imogen Poots, Owen Wilson, Jennifer Aniston, Kathryn Hahn, Will Forte, Cybill Shepherd, Rhys Ifans, Illeana Douglas…) et son objective réussite, Broadway Therapy ne trouvera pas son public. Notons que les réalisateurs Wes Anderson et Noah Baumbach sont producteurs exécutifs du film et que Quentin Tarantino y fait une apparition.
Alors qu’il n’a jamais cessé à travers son œuvre de témoigner de son amour pour le cinéma et son histoire, en 2018, Peter Bogdanovich réalise The Great Buster : A Celebration, un documentaire retraçant la vie et l’œuvre de Buster Keaton, l’un des plus prolifiques et influents réalisateurs d’Hollywood. Son ultime réalisation. Peter Bogdanovich décède le 6 janvier 2022.
Cinéaste culte du cinéma américain des années 70 et 80, figure emblématique du Nouvel Hollywood, Peter Bogdanovich était un cinéphile amoureux fou du cinéma et un passeur de l’histoire du cinéma. Un cinéphile amoureux fou qui ne voulait pas voir disparaitre le cinéma qu’il aimait. Un cinéphile amoureux fou, nostalgique et mélancolique. Un cinéphile amoureux fou dont les films et l’œuvre entière n’ont jamais cessé de témoigner de cet amour sincère jusque dans le geste créatif ou ses évocations formelles du cinéma classique américain. Un cinéphile amoureux fou dont les films sont les preuves d’amour. Un cinéphile amoureux fou dont toute l’œuvre est une déclaration d’amour au cinéma.
Steve Le Nedelec
Pour en savoir plus sur les films de Peter Bogdanovich :
Pour approfondir vos connaissances sur Peter Bogdanovich, ses films, son œuvre mais aussi sur le cinéma en général, voici quelques recommandations de lecture :
Les Maîtres d’Hollywood – Tome 1 : Un livre d’entretiens fleuves passionnants de Peter Bogdanovich avec Fritz Lang, George Cukor, Allan Dwan, Leo McCarey, Raoul Walsh, Howard Hawks et Josef von Sternberg. (Ed. Capricci, 2018).
Les Maîtres d’Hollywood – Tome 2 : Un livre d’entretiens fleuves passionnants de Peter Bogdanovich avec Alfred Hitchcock, Otto Preminger, Sidney Lumet, Robert Aldrich, Don Siegel, Frank Tashlin, Edgar G. Ulmer, Chuck Jones et Joseph H. Lewis. (Ed. Capricci, 2018)
Le Cinéma comme élégie : conversations avec Peter Bogdanovich de Jean-Baptiste Thoret (Ed. Carlotta Films, 2018 – Réédité en format poche en avril 2023). « L’œuvre de Bogdanovich est sans doute l’une des plus passionnantes et secrètes du cinéma américain de ces cinquante dernières années, mais aussi l’une des plus méconnues, en dépit de tout le bien qu’en disent, dès qu’ils en ont l’occasion, Quentin Tarantino, Wes Anderson ou encore Noah Baumbach. » Jean-Baptiste Thoret.
Cette conversation entre Peter Bogdanovich et Jean-Baptiste Thoret a débuté en 2009 pour s’achever en 2018. Le réalisateur évoque ses films, ses rencontres, son enfance et ses drames personnels, sa conception de la mise en scène et les coulisses parfois cruelles d’Hollywood. Il aborde ses faits d’armes et ses déboires avec les studios américains, et sa passion pour les grands maîtres du septième art, de John Ford à Orson Welles.
Jean-Baptiste Thoret est réalisateur (We Blew It, 2017 ; Dario Argento : Soupirs dans un corridor lointain, 2019 ; Michael Cimino, un mirage américain, 2021) et historien du cinéma, particulièrement des cinémas américain et italien des années 1970. Auteur d’ouvrages, notamment sur Dario Argento, Michael Cimino, la représentation au cinéma de l’assassinat de JFK, le road movie et, récemment, Michael Mann (Flammarion), il dirige aussi la collection de DVD et Blu-ray Make My Day! (StudioCanal). En 2018, il a publié Le Cinéma comme élégie : conversations avec Peter Bogdanovich (Carlotta Films et GM Éditions), aujourd’hui réédité en format poche.