Tony Arzenta (Alain Delon), ancien tueur à gages, souhaite se retirer des affaires. N’acceptant pas sa démission, l’organisation tente de l’éliminer, et tue, par erreur, sa femme et son enfant. Fou de douleur, il décide de se venger…
Né le 11 octobre 1926 à Gênes dans le nord de l’Italie, Duccio Tessari est un réalisateur et scénariste injustement méconnu en France encore aujourd’hui. Il débute sa carrière à la fin des années 50 en signant ou co-signant rien moins que les scénarios d’une bonne quinzaine de péplums et de westerns-spaghettis devenus pour nombre d’entre eux des classiques incontournables, comme par exemple Les Derniers Jours de Pompei (Gli Ultimi Giorni di Pompei, 1959), Le Colosse de Rhodes (Il Colosso di Rodi, 1961) et Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari, 1964) réalisés par Sergio Leone, Romulus et Rémus (Romolo et Remo, 1961) et Maciste contre le Fantôme (Maciste contro il vampiro, 1961) réalisés par Sergio Corbucci ou encore Hercule contre les vampires (Ercole al centro della terra, 1961) réalisé par Mario Bava. Au début des années 60, scénariste prolifique, Duccio Tessari réduira son activité pour se consacrer à sa carrière de réalisateur et ne sera plus, à de rares exceptions près, « que » l’auteur des scénarios de ses propres films.
En 1962, il réalise son premier long métrage, le péplum Les Titans (Arrivano i titani, 1962). L’année suivante il réalise le drame Le Procès des doges ou Le Petit boulanger de Venise (Il fornaretto di Venezia, 1963) à l’affiche duquel on retrouve Jacques Perrin aux côtés de Michèle Morgan. Après le film d’aventure Du grisbi au Caire (La sfinge sorride prima di morire – Stop Londra, 1964), Duccio Tessari réalise son premier film policier en 1965, Les Plaisirs dangereux (Una voglia da morire, 1965) avec Annie Girardot et Raf Vallone. La même année, co-écrit avec Fernando Di Leo, l’incontournable réalisateur de la « trilogie du Milieu » – Milan calibre 9 (Milano calibro 9, 1972), Passeport pour deux tueurs ou L’Empire du crime (La Mala Ordina, 1972) et Le Boss (Il Boss, 1973) -, un triptyque de poliziotteschi (pluriel de poliziottesco) qui nous plonge au cœur du grand banditisme italien et dont le genre est celui dans lequel vient s’inscrire Big Guns, Duccio Tessari réalise les westerns-spaghettis Un Pistolet pour Ringo (Una Pistola per Ringo, 1964) et Le Retour de Ringo (Il Ritorno di Ringo, 1965), deux films qui, avec Pour une poignée de dollars (Per un pugno di dollari, 1964) et Et pour quelques dollars de plus (Per qualche dollari in più, 1965) de Sergio Leone, seront à l’origine de centaines d’autres. Puis, du film d’espionnage au film d’aventure, en passant par le film de guerre, le polar, la comédie, le giallo, le western spaghetti ou le poliziottesco, toujours avec la même maitrise, Duccio Tessari alterne les genres au fil de ses réalisations. Duccio Tessari décède à Rome en 1994.
Auteur d’une œuvre très « genrée », Duccio Tessari compte parmi les précurseurs ne nombreux genres cinématographiques. Ce dernier est couronné de succès lors de son activité en Italie et ses films sont également exportés à l’étranger. Cinéaste oublié depuis les années 90, Duccio Tessari est de retour sur les écrans avec la ressortie en salle par Les Films du Camélia de Big Guns (Les Grands Fusils, 1973) dans une version intégrale inédite et une restauration 4K.
Le style unique du réalisateur, l’esthétique de Big Guns, mais aussi son époque, inscrivent ce dernier dans le genre cinématographique du poliziottesco que l’on traduit par néo-polar italien et que l’on appelle encore polar bis italien ou polar-spaghetti. Succédant à l’âge du film de cape et d’épée, du péplum puis à celui du western-spaghetti, de la fin des années 60 au début des années 80, avec plus d’une centaine de films, le polar urbain poliziottesco sera un genre populaire en Italie qui, frappée par la violence terroriste issue des milieux extrémistes de droite comme de gauche et par la corruption, traverse une période funeste de son histoire, les années de plomb. Années durant lesquelles le peuple italien va vivre dans la terreur des attentats. Le poliziottesco va donc devenir l’exutoire de la violence de la rue.
Inspiré du cinéma américain et particulièrement des succès internationaux de classiques du film noir comme L’Inspecteur Harry (Dirty Harry, 1971) de Don Siegel, French Connection (The French Connection, 1971) de William Friedkin, Le Parrain (The Godfather, 1972) de Francis Ford Coppola ou encore Le Flingueur (The Mechanic, 1972), Le Cercle Noir (The Stone Killer, 1973) puis Un Justicier dans la ville (Death Wish, 1974) réalisés par Michael Winner et interprétés par Charles Bronson, le poliziottesco repose principalement sur des histoires et des enquêtes policières s’inspirant de faits divers de l’époque. Le genre s’inscrit ainsi dans un contexte historique politique et social sans précédent.
A l’image du giallo dont il est « cousin », le poliziottesco est un genre très codifié qui va venir se substituer aux films d’horreur en mettant l’accent sur une représentation très graphique de la violence. Celui-ci se démarque du film noir classique italien et du film noir américain par son approche sociologique, son action prédominante (courses-poursuites, cascades,…), sa violence exacerbée (explosions, fusillades, règlements de comptes,…), ses accointances avec la thématique récurrente de la vengeance et son traitement des personnages. Reflet de l’époque et des attentats politiques qui ensanglantent le pays, le polar-spaghetti met principalement en avant les protagonistes suivants : flics durs à cuire et incorruptibles vivant au quotidien dans l’enfer de la jungle urbaine; policiers anarchistes et/ou corrompus; antihéros pour qui le sens de l’honneur prévaut face à la loi, ou encore gangsters sans foi ni loi. Dans le polar-spaghetti, la loi n’a pas le dernier mot.
L’action de Big Guns se déroule principalement à Milan. Après une séquence d’ouverture en pré-générique nous montrant la « tranquille » vie familiale de Tony Arzenta, le personnage principal du film, dès le générique de début du film, Duccio Tessari filme la ville d’une manière singulière. Ce dernier utilise magistralement à la fois les lumières ocres de la fin de journée et celles des néons du décor citadin comme un personnage à part entière afin d’intensifier la mélancolie qui habite le film et de contraster avec le sentiment d’insécurité dû à la recrudescence de la violence urbaine que connaît le pays à cette période.
Dépourvue de tout agrément, prédominante tout au long du film, la lumière naturelle de l’extérieur avec le ciel grisâtre de Milan confère une photographie austère au film. Signée du chef opérateur Silvano Ippoliti qui a travaillé, entre autres, avec les cinéastes Luchino Visconti, Sergio Corbucci, Tinto Brass, Giuliano Montaldo, Jacques Deray, Steno, Lucio Fulci ou encore Bruno Corbucci, la photographie participe grandement à l’atmosphère mélancolique et désespérée que nourrit sciemment le film. Ici Milan est triste, pauvre, gris, sombre, obscur. Loin de l’image tranquille et des clichés que l’on imagine de la ville, Big Guns raconte un Milan qui est devenu dangereux, un Milan où la criminalité ne peut plus être arrêtée. Tout peut arriver, n’importe où et n’importe quand. Caractéristiques de la singularité de son cinéma mais aussi des codes qu’exige le genre, les séquences de violence et les scènes d’actions sont parfaitement réalisées et rythmées. Ainsi, dans un souci du détail, le soin apporté aussi bien à la mise en scène qu’aux décors, à la photographie, au montage ou encore aux dialogues participent ensemble à parfaitement restituer l’atmosphère et le climat du moment.
Duccio Tessari ne cherche jamais à filmer des « héros » ni à magnifier ses personnages. Comme presque toujours dans les polars italiens, ces derniers ne sont jamais fascinants et restent de simples hommes appartenant à un monde particulier et à une période historique bien précise. Le réalisateur ne fait aucun honneur à ses personnages. Le Milieu contraint les personnages à s’autodétruire moralement et physiquement. Plus que vivre, ceux-ci se préparent à mourir dans la noirceur de leur environnement qui ne fait que les condamner. A l’image d’un pays criblé de balles, dans son discours comme dans sa forme, Big Guns est le portrait cynique, radical et froid d’un microcosme dévastateur qui condamne et broie de manière inéluctable les hommes qui en font partie. Sans être moralisateur, Tessari s’applique à mettre en avant par sa mise en scène élégante et soignée ce que l’on pourrait appeler la morale du genre. La morale des personnages qui incarnent ces histoires noires et violentes. La morale des gangsters.
Pour favoriser l’exportation des films à l’étranger, les productions de l’époque, ou plutôt coproductions, avaient pour judicieuse habitude de proposer des castings internationaux. Composé de gueules remarquables et comprenant des acteurs d’origine italienne, française, allemande et américaine, éclectique et international, le casting de Big Guns est non seulement une réussite mais une des forces indéniables du film. En effet, même s’ils ne se comprennent pas tout à fait sur le plateau de tournage et seront doublés par la suite, tous les comédiens sont à la fois bons et parfaits dans leurs rôles respectifs.
Fort d’une solide carrière en Italie et du récent succès public et critique du film, Le Professeur (La Prima notte di quiete, 1972) de Valerio Zurlini, qu’il a tourné un an auparavant, Alain Delon ne se contentera pas du premier rôle du film mais coproduira également ce dernier. Magnifiquement interprété par Delon, mutique et impassible, le personnage de Tony Arzenta est proche du antihéros Melvillien ou de l’homme sans nom qu’incarne Clint Eastwood dans « la trilogie du dollar » de Sergio Leone. La prestation d’Alain Delon dans le film est pour le moins époustouflante tant elle rappelle celle qu’il compose pour le personnage de Jeff Costello dans Le Samouraï (1967) réalisé par Jean-Pierre Melville. Notons que l’acteur retrouvera Duccio Tessari l’année suivante pour tourner Zorro (1975).
Aux côtés d’Alain Delon on ne retrouve que des acteurs de talents dans les seconds rôles, à commencer par l’acteur américain Richard Conte qui, célèbre pour ses rôles de mafieux et de gangsters, est tout simplement parfait dans le rôle de Nick Gusto, grand ponte de la mafia. On a vu ce dernier à l’affiche de films comme Quelque part dans la nuit (Somewhere in the Night, 1946) et La Maison des étrangers (House of Strangers, 1949) de Joseph L. Mankiewicz, La Proie (Cry of the City, 1948) de Robert Siodmak, Le Mystérieux Docteur Korvo (Whirlpool, 1949) d’Otto Preminger, La Femme au gardénia (The Blue Gardenia, 1953) de Fritz Lang, Les Frères Rico (The Brothers Rico, 1957) de Phil Karlson, Barrage contre le Pacifique (This Angry Age, 1958) de René Clément, Ceux de Cordura (They Came to Cordura, 1959) de Robert Rossen, Le Plus Grand Cirque du monde (Circus World, 1964) de Henry Hathaway, La Plus Grande Histoire jamais contée (The Greatest Story Ever Told, 1965) de George Stevens, David Lean et Jean Negulesco, Tony Rome est dangereux (Tony Rome, 1967) et La Femme en ciment (Lady in Cement, 1968) de Gordon Douglas dans lesquels il interprètera par deux fois le personnage du lieutenant Dave Santini aux côtés de Frank Sinatra. En 1972, Richard Conte incarne également le personnage d’Emilio Barzini dans Le Parrain (The Godfather) de Francis Ford Coppola. En 1973, la même année que Big Guns, celui tournera également Le Boss (Il Boss) sous la direction de Fernando Di Leo qui le dirigera à nouveau l’année suivante dans Salut les pourris (Il Poliziotto è marcio, 1974).
Le personnage de Sandra est interprété par la comédienne italienne Carla Gravina que l’on a pu voir entre autres à l’affiche des films Le Pigeon (I Soliti ignoti, 1958) de Mario Monicelli, La Grande Pagaille (Tutti a casa, 1960) de Luigi Comencini, Sans mobile apparent (1971) et L’Héritier (1973) de Philippe Labro, Alfredo, Alfredo (1972) de Pietro Germi, Salut L’Artiste (1973) d’Yves Robert, Toute une vie (1974) de Claude Lelouch, Comme un boomerang (1976) de José Giovanni ou encore La Terrasse (La Terrazza, 1980) d’Ettore Scola. A leurs côtés, les comédiens français Marc Porel et Roger Hanin incarne respectivement les personnages de Domenico Maggio et de Carré.
Pour composer la bande originale qui rythme superbement le film, Tessari va faire appel au compositeur italien Gianni Ferrio avec qui il a déjà travaillé sur les films Mort ou vif… de préférence mort (Vivi o, preferibilmente morti, 1969), La Mort remonte à hier soir (La morte risale a ieri sera, 1970) et Cran d’arrêt ou Un Papillon aux ailes ensanglantées (Una farfalla con le ali insanguinate, 1971). Les deux hommes collaboreront à nouveau ensemble sur les films L’Homme sans mémoire (L’Uomo senza memoria, 1974) et Tex et le Seigneur des Abysses (Tex e il signore degli abissi, 1985). Abordant lui aussi tous les genres, du western spaghetti à la comédie italienne en passant par le giallo ou le poliziottesco, Gianni Ferrio a également travaillé avec des cinéastes comme Mario Mattoli, Sergio Corbucci, Ermanno Olmi, Bruno Corbucci ou encore Steno.
Riche en thématiques, ressorts dramatiques, personnages, actions et rebondissements, le scénario de Big Guns et son traitement, mais aussi la mise en scène singulière et efficace, l’esthétique visuelle, le montage serré et l’interprétation inspirée des comédiens, participent à la fois à la forme et au discours sans concession de ce polar implacable qui, de bout en bout, tient le spectateur en haleine.
Noir, froid, violent et désespéré, d’une modernité manifeste et dans le même temps peinture fidèle d’une époque, Big Guns connaîtra un véritable succès en Italie mais un accueil plus mitigé en France. Grand film oublié, Big Guns est une pépite à (re)découvrir absolument sur grand écran ! Un classique du cinéma. Culte.
Steve Le Nedelec
Big Guns / Les Grands Fusils (Tony Arzenta e Big Guns), un film de Duccio Tessari avec Alain Delon, Richard Conte, Carla Gravina, Marc Porel, Roger Hanin, Nicoletta Macchiavelli, Guido Alberti, Lino Troisi, Anton Diffring, Umberto Orsini, Corrado Gaipa, Regina Bianchi, Silvano Tranquilli, Ettore Manni, Maria Pia Conte, Anton Diffring… Scénario : Ugo Liberatore, Franco Verucci et Roberto Gandus d’après une histoire de Franco Verucci. Directeur de la photographie : Silvano Ippoliti. Décors : Lorenzo Baraldi. Costumes : Danda Ortona. Montage : Mario Morra. Musique : Gianni Ferrio. Producteur : Luciano Martino (et non crédité Raymond Danon et Alain Delon). Production : Adel Productions – SN Lira Films – Mondial te.fi. Distribution (France) : Les Films du Camélia (sortie le 15 février 2023) Italie – France. 1973. Version Intégrale inédite – 113 minutes. Eastmancolor. Format image : 1,85 :1. Restauration 4K. Tous publics avec avertissement : « Plusieurs scènes de violence, perpétrées en particulier sur des femmes, sont susceptibles de heurter le public« .