Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s’inversent lorsqu’une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.
Tout comme l’étaient déjà les précédents films du réalisateur suédois Ruben Östlund, Snow Therapy (2014), qui, situé dans une station de ski, fustigeait la cohésion familiale et traitait du rôle de l’homme au sein de la famille moderne, et The Square (2017) qui lui, situé dans le monde de l’art contemporain, évoquait aussi bien les thèmes de la responsabilité, de la confiance, du pouvoir et de la lâcheté, et rappelait entre autres par sa satire de la bourgeoisie les œuvres de cinéastes comme Luis Buñuel ou encore Michael Haneke, élégant dans sa forme réfléchie et maitrisée et possédant une palette émotionnelle à la fois riche et ambigüe, Sans Filtre est un film dramatique et satirique qui conjugue habilement dénonciation et sympathie, humour féroce et perplexité. Sixième long métrage du réalisateur, Sans Filtre est son premier film tourné en langue anglaise. Cinq ans après sa première Palme d’Or à Cannes pour The Square, Ruben Östlund a à nouveau remporté la récompense suprême cette année avec Sans Filtre.
« J’adore critiquer le groupe social auquel j’appartiens. L’idée avec mes films n’est pas de me positionner en surplomb, ni de pointer du doigt des individus particuliers mais d’avoir une vue d’ensemble. Pour Sans Filtre, je suis parti d’une histoire qui m’est arrivée à Cannes il y a quelques années. De retour du restaurant avec ma femme, nous avons commencé à nous disputer au sujet de l’addition, à l’image du couple au début du film. Vous voyez-bien que je ne suis pas un cynique qui regarde ses semblables avec condescendance. Les personnages me ressemblent tous un peu. » Ruben Östlund.
Situé cette fois dans le monde de la mode et des « influenceurs », invitation à une prise de conscience, le miroir que nous tend Sans Filtre dérange autant qu’il divertit. Le scénario audacieux, les dialogues acérés, le cadre précis, les angles de prise de vue singuliers (le tangage du bateau permet au cinéaste de mettre en image la perte de droiture des nantis), la maîtrise de l’espace et du rythme, l’ingéniosité du montage et l’impressionnante et rigoureuse mise en scène incisive qui juxtapose de longues scènes (séquences) jouant sur le champ et le hors-champ sont constitutifs du cinéma de Ruben Östlund.
L’excellent titre original du film, Triangle Of Sadness, qui fait écho au carré de The Square, est un terme utilisé dans l’industrie de la beauté faisant allusion aux rides situées entre les sourcils qui seraient le signe qu’on a eu beaucoup d’épreuves dans sa vie. Ce terme est révélateur de l’obsession de notre époque pour l’apparence qui a pris le pas sur le bien-être intérieur. Le diktat des médias et des réseaux sociaux sont les principaux responsables du fait que l’image que l’on cherche à donner de nous est devenue plus importante que notre personnalité propre. Paraître est devenu plus important qu’être.
Comme dans chacun des films du cinéaste, le point de départ de Sans Filtre est l’observation du comportement humain et le regard que porte Östlund sur son sujet est comparable à celui d’une étude en psychologie sociale qui met en lumière les comportements des individus en société. Dès son hilarante séquence d’ouverture avec le casting de mannequins masculins durant lequel le réalisateur nous fait remarquer que sourire c’est bon pour les pauvres et que faire la gueule c’est mieux pour les riches, Sans Filtre dénonce le culte de l’image et le culte de l’argent. Mais Sans Filtre alerte surtout sur nos attitudes et nos comportements en société qui sont immanquablement influencés par les privilèges dont on peut bénéficier, qui sont conditionnés par notre environnement social. Avec le jeune couple d’influenceurs inconscient d’être lui-même influencé, Sans Filtre gratte le vernis de ce que l’on croit être nos personnalités et nous met face à nos contradictions et nos faiblesses, nous met face à notre schizophrénie qui est malheureusement devenue propre à la nature humaine. La société a pris le pas sur l’individu. C’est elle qui lui dicte comment il doit être et se comporter. L’individu est devenu esclave de la société. Il lui obéit. Avec ses thèmes universels, Sans Filtre alerte donc sur l’urgence que nous avons à revoir nos « valeurs » sociales actuelles si nous ne voulons pas courir à la catastrophe, à l’image de la croisière du film.
Aidé de la connaissance détaillée du milieu par sa compagne photographe de mode, Ruben Östlund a effectué des recherches poussées sur le monde de la mode qui vont des stratégies marketing des différentes marques aux conditions de travail des mannequins hommes et femmes. Ces recherches ont amené le cinéaste aux personnages principaux du film, le couple de jeunes mannequins Carl et Yaya, qui vont lui permettre d’une part, d’étayer sa vision du couple, mais aussi de développer l’idée que la beauté est devenue une valeur économique. Notre apparence physique influant sur nos interactions sociales, cette dernière est devenue l’un des sujets fondamentaux auxquels nous sommes tous confrontés aujourd’hui et dans le même temps, une inégalité sociale aussi évidente qu’alarmante. Nous nous servons de nos vêtements pour nous camoufler et essayer de nous fondre dans le groupe social auquel nous sommes ou souhaitons être associés.
S’inspirant de la propre expérience du réalisateur, l’excellente scène au début du film où le jeune couple se dispute au moment de payer l’addition d’un diner au restaurant, met en lumière la question de l’égalité des sexes, la question des rôles genrés et des attentes comportementales au sein d’un couple. Comme dans Snow Therapy et The Square, Sans Filtre pose la question de la masculinité à notre époque. En effet, dans chacun de ces films on observe les comportements d’hommes se débattant avec ce qu’ils sont censés être, ce qu’on attend d’eux et qui ils sont réellement.
Afin que la dernière partie du film se passe, comme il le souhaitait comme allégorie sociale, sur une île déserte, Ruben Östlund a utilisé l’idée d’une croisière à bord d’un yacht de luxe et en a profité pour introduire ses autres personnages, milliardaires et membres de l’équipage, dont il observe et exploite les interactions pour cultiver les thématiques de hiérarchie sociale et de lutte des classes que l’ont verra s’inverser sur l’île. En effet, le nouvel ordre social qui va naître sur l’île et l’inversion des rôles dominants/dominés qu’il va provoquer viendra souligner l’idée que peu importe ses origines sociales ou son parcours, dès qu’il en a la possibilité, l’homme n’hésite pas à utiliser le pouvoir qu’il peut avoir sur l’autre pour assouvir ses envies et reste « mauvais » par nature. L’homme est un loup pour l’homme. Il est irrécupérable et ne mérite pas d’être sauvé.
Si chaque scène du film vient servir et appuyer le propos du metteur en scène en soufflant le chaud (l’humanisme) et le froid (le cynisme), la séquence la plus emblématique et courageuse du film et de son message critique reste immanquablement celle du naufrage. A l’image de l’impressionnante séquence de la soirée de gala bouleversée par l’irruption d’un comédien imitant le comportement d’un gorille dans The Square, avec ces personnes aussi malades que le monde qu’ils ont créé, Ruben Östlund met en scène dans cette séquence le naufrage d’un système, le naufrage d’un monde qui sombre. La tempête entraîne tous les dérèglements et brise toutes les barrières sur son passage à commencer par celles de la bienséance. Stupéfiante par son inconvenance, sa violence graphique et sa remarquable mise en scène, cette séquence crée le malaise jusqu’à en donner la nausée. Affranchie du bon goût, la séquence de ce naufrage humain avant le véritable naufrage du bateau ne serait pas reniée par les Monty Python eux-mêmes tant elle fait penser au Sens de la Vie (Monty Python’s The Meaning Of Life, 1983). Critique sans concession des excès du capitalisme, cette dernière rappelle de manière jouissive les limites de la hiérarchie sociale et met la lumière sur le côté contextuel et conjoncturel de la lutte et du mépris de classe autant qu’elle invite le spectateur à s’interroger sur le regard qu’il porte sur l’autre mais aussi sur le regard qu’il porte sur lui-même. En effet, cette séquence invite le spectateur à s’interroger sur ses propres valeurs et sur sa véritable personnalité.
Si le cinéaste traite effectivement de l’obscénité de l’argent par la décadence qu’il provoque, de l’amoralité du capitalisme (on peut sans problème vendre des armes, son corps ou même de la « merde » pour gagner beaucoup d’argent) et de l’inutilité des ultra-riches qui ne savent rien faire, celui-ci ne nous décrit néanmoins pas les personnages que l’on rencontre sur le yacht comme « mauvais ». Ruben Östlund cherche en fait à comprendre leurs comportements. Aimable, gentil et respectueux de tous, le couple du troisième âge anglais qui a fait fortune dans le commerce des mines antipersonnel et des grenades ou encore l’oligarque russe qui a fait fortune en vendant de l’engrais (du lisier), témoignent du fait que le réalisateur ne cherche pas à donner une vision réductrice ou caricaturale en associant systématiquement le succès ou l’argent à des personnes monstrueuses mais plutôt de faire un portrait plus juste du monde tel qu’il est.
« Je crois que la beauté dans la société est effectivement une monnaie qui se déprécie avec le temps, et elle peut donc faire le malheur de ceux qui y attribuent une trop grande valeur. » Charlbi Dean.
Carl, jeune mannequin homme sur la pente descendante de sa carrière alors que sa sublime compagne, Yaya, un peu plus âgée, voit sa notoriété exploser. Probablement insatisfait du rôle cliché qu’il incarne au sein de son couple avec Yaya, ce dernier n’hésitera pas à se servir de son physique et user de sa beauté comme d’une monnaie d’échange pour obtenir des privilèges sur l’île où ils échouent. Les actes de Carl traduisent le pouvoir qu’il détient dans un monde où la beauté a de la valeur et viennent confirmer que la beauté est devenue une valeur économique. Conditionnant leur engagement l’un envers l’autre, le rapport à l’argent est au centre de la relation du jeune couple.
« Il m’est déjà arrivé de me faire brocarder parce que j’avais osé faire de l’autodérision, mais quand on est acteur, on doit être prêt à s’exposer à ce genre de réactions. C’est tout à fait comme ça que Ruben aime travailler, il s’intéresse beaucoup à ce qu’on est au fond, humainement, quand on se retrouve dans des situations gênantes. Je n’ai pas vraiment eu le choix sur ce film, il fallait que je me mette en danger. Du coup, on se sent un peu bizarre par moments, en rentrant le soir. » Harris Dickinson.
Carl et Yaya, le couple de jeunes mannequins et influenceurs, sont respectivement interprétés à l’écran par l’acteur britannique Harris Dickinson (Matthias & Maxime, 2019 ; Maléfique : Le Pouvoir du Mal, 2019 ; The King’s Man : Première Mission, 2021 ; The Souvenir – Part II, 2022 ; Là où chantent les écrevisses, 2022 ; Coup de Théâtre, 2022 ;…) et l’actrice Sud-africaine Charlbi Dean. Tragiquement disparue le 29 août dernier, à l’âge de 32 ans, des suites d’une maladie pulmonaire, l’actrice Charlbi Dean faisait ses débuts sur grand écran avec Sans Filtre. Débarrassés de tout amour propre et sans crainte de se moquer d’eux-mêmes, tous les deux interprètent subtilement ici les caricatures de ce qu’ils incarnent dans la vie. Constamment à l’affût de réactions authentiques et à la recherche de la vérité, Ruben Östlund, a su voir dans ses deux acteurs une opportunité pour donner plus de véracité à son propos.
Remarquablement interprété par Woody Harrelson (Les Blancs ne savent pas sauter, 1992 ; Tueurs nés, 1994 ; Sunchaser, 1996 ; Larry Flynt, 1996 ; Welcome to Sarajevo, 1996 ; La Ligne Rouge, 1998 ; The Walker, 2007 ; Bienvenue à Zombieland, 2009 ; 3 Billboards, 2017 ;…), parmi les personnages que vont rencontrer Carl et Yaya durant la croisière, haut en couleur, celui du commandant du bateau est particulièrement jouissif. Idéaliste, alcoolique et marxiste celui-ci ne souhaite pas voir les passagers et préfère rester cloîtré à boire dans sa cabine. Obligé de participer au dîner de gala le soir où une tempête approche, dégouté par la haute gastronomie et ce qu’elle représente, celui-ci préfère manger un hamburger avec des frites. Puis, tellement soûl, il commence à lire des extraits du Manifeste du Parti communiste au micro alors même que les passagers atteints du mal de mer vomissent tripes et boyaux.
Notons enfin que Sans Filtre est co-produit par les sociétés de production Plattform Produktion et Coproduction Office. Fondée en 2002 par Ruben Östlund et le producteur Erik Hemmendorff après leur rencontre à l’université, Plattform Produktion est l’une des sociétés de production les plus innovantes et avant-gardistes de Suède. Celle-ci a accompagné le réalisateur tout au long de sa carrière mais a aussi par exemple assuré la production de l’incroyable premier long métrage de la réalisatrice suédoise Ninja Thyberg, Pleasure (2021). Fondée en 1987 par le producteur français Phillipe Bober, on doit (entre autres) à Coproduction Office les films originaux et audacieux de grands cinéastes européens comme les Suédois Roy Anderson (Un Pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence, 2014 ; Pour l’Eternité, 2019) et Ruben Östlund (The Square, 2017 ; Triangle of Sadness, 2022) ou encore les Autrichiens Jessica Hausner (Little Joe, 2019) et Ulrich Seidl (Rimini, 2022).
Satire aussi cynique que lucide de notre monde et des individus qui le composent, dans la continuité de ses œuvres précédentes, Ruben Östlund pousse l’indécence à son paroxysme de manière aussi irrévérencieuse que singulière. Ruben Östlund continue avec Sans Filtre de disséquer les conventions sociales, les « petites » lâchetés et les dilemmes moraux des individus.
Brillant et jubilatoire, le subversif et très drôle Sans Filtre fait partie de ces films devenus trop rares qui divertissent et/ou choquent autant qu’ils dérangent et font réfléchir et pour lesquels, après les avoir vus, on éprouve l’envie ou le besoin d’en parler, de débattre. Nécessaire, Sans Filtre pose de nombreuses questions, à la fois philosophiques et psychologiques, sur la société et les individus qui la composent et tend un miroir à la conscience du spectateur qui nous bouscule dans notre petit « confort » léthargique en rappelant la part de monstruosité présente en chacun de nous.
Steve Le Nedelec
Sans Filtre (Triangle Of Sadness) un film de Ruben Östlund avec Harris Dickinson, Charlbi Dean, Woody Harrelson, Vicki Berlin, Henrik Dorsin, Dolly de Leon, Zlatko Buric, Iris Berben, Jean-Christophe Folly, Sunnyi Melles, Amanda Walker, Oliver Ford Davies… Image : Fredrik Wenzel. Décors : Josefin Asberg. Costumes : Sofie Krunegard. Montage : Mikel Cee Karlsson et Ruben Östlund.. Producteurs : Hansen Erik Hemmendorff – Philippe Bober. Production : Plattform Produktion – Imperative Entertainment – Essential Filmproduktion GmbH – Coproduction Office – ZDF/ARTE – ARTE France Cinéma -– Film i Väst – BBC Film – 30 WEST – Heretic – Piano Nordisk Film – Bord Cadre Films. Distribution (France) : BAC Films (sortie le 28 septembre 2022). Suède – Allemagne – France – Royaume-Uni – Grèce. 2022. 2h32 mn. Couleur. Format image : 2.35 :1. Tous Publics. Palme d’Or – Festival de Cannes, 2022. L’Etrange Festival, 2022.