A l’heure où le cinéma est de plus en plus formaté, il est de notre point-de-vue important que le critique ne soit plus simplement un spectateur passif, c’est pourquoi nous allons soutenir des films le plus tôt possible dans sa chaîne de fabrication. Il en va ainsi de L’autre côté du Kilimandjaro, documentaire de deux jeunes cinéastes français, Marc-Grégor Campredon et Jean-Benoit Gamichon. Le film aborde pour la première fois le sort des porteurs, véritables bêtes de somme exploitées localement au service des touristes. Après moult péripéties nos deux cinéastes finissent par convaincre un jeune porteur, David, de prendre une caméra et de tenir un journal de bord. Le film est actuellement dans sa phase finale de post-production. Nous revenons avec Marc-Grégor Campredon sur cette belle aventure que vous pouvez aussi soutenir…
KinoScript : Le Kilimandjaro évoque le Kenya pour la plupart des Européens. Comment-vous êtes-vous retrouvé en Tanzanie ?
Marc-Grégor Campredon : Le Kilimandjaro est sur la frontière Tanzano-Kenyane. Lors de la conquête de l’Afrique de l’Est dans les années 1880, les Allemands et les Britanniques se disputent cette région. En 1886, suite à un jeu d’alliances, ou plus exactement d’allégeances en Europe, les Allemands finissent par récupérer le Kilimandjaro. Quant aux Britanniques, ils obtiennent Mombassa en compensation. Résultat, la frontière est depuis étrangement composée de deux sections rectilignes contournant les bases du Kilimandjaro, avec la Tanzanie au sud et le Kenya au nord. En Novembre 2011, j’ai effectué un premier voyage en Tanzanie avec un ami géologue et photographe, histoire de découvrir le pays et de nous lancer dans l’ascension du Mont Méru, le petit-frère du Kilimandjaro (4 600m). Je suis tout simplement tombé sous le charme du pays ! De retour en France, j’ai doucement pris la décision de tout quitter pour rejoindre une américaine rencontrée sur place, avec une idée en tête : l’aventure, c’est l’aventure.
KS : Comment est né le projet L’autre face du Kilimandjaro ?
M-G.C. : De retour en Tanzanie, quelques semaines plus tard, j’ai commencé à aider différentes ONG sur place en réalisant des reportages photos et vidéos. J’ai très rapidement été mis en contact avec Kilimanjaro Porter Assistance Project, une ONG américaine qui défend les droits des porteurs en essayant tant bien que mal d’éduquer les touristes.
Au départ, nous devions juste réaliser un film de 4 à 5 minutes pour Internet… Mais plus on avançait dans le projet, plus le sujet prenait de l’ampleur, passant ainsi à 26 minutes, avec l’idée de l’exploiter un peu plus que sur Internet ! Finalement, le sujet s’est montré de plus en plus intéressant et nous avons décidé de réaliser un documentaire plus long avec Jean-Benoit Gamichon, le monteur du film.
KS : Comment êtes-vous entré en contact avec les porteurs ?
M-G.C. : D’un côté, par l’intermédiaire de KPAP qui m’a introduit et présenté auprès de certaines compagnies. De l’autre côté, en vivant à Moshi sur place pendant plusieurs mois… La ville vit par et pour le tourisme, chaque personne est liée à un porteur ! C’est étrange, mais on finit par avoir le sentiment que tous les hommes vivant à Moshi ont été un jour ou l’autre porteur, comme si c’était une sorte de rituel tribal. En réalité, être porteur est dur. Mais souvent, grâce à quelques touristes très généreux, ça peut générer l’argent nécessaire pour se lancer dans un business comme chauffeur de taxi ou de Pigi-pigi (moto).
KS : Vous communiquiez en quelle langue avec les porteurs ?
M-G.C. : Les porteurs ne parlent que très peu anglais, voir très mal. S’ils maîtrisaient un peu plus cette langue, ils auraient pour la plupart d’autres possibilités de travail. Pour communiquer, il faut passer par le Ki-Swahili, une variante du Swahili, originaire d’Afrique de l’Est, comme un curieux mélange de bantou, d’arabe et de persan… C’est un langage assez simple et qu’on apprend assez vite au contact des Tanzaniens, parce que ce sont des gens extrêmement curieux et communicatifs. C’est marrant : lorsque quelqu’un m’apprenait le langage, si je le rencontrais de nouveau, il me questionnait sur la leçon précédente. Très honnêtement, mon niveau est assez primaire, mais suffisant pour casser la glace. Mon envie d’apprendre, animé par une grande curiosité, a souvent plu aux locaux qui m’ont très souvent ouvert leurs portes.
KS : D’où viennent les porteurs ?
M-G.C. : Les porteurs viennent de toute la Tanzanie ! Bien qu’à l’origine, ce sont les Chaggas, la tribu originaire des pentes du Kilimandjaro, qui tiennent le business. Face à l’importance du tourisme, ils ont du ouvrir petit à petit le système aux autres Tanzaniens. Il faut aussi dire, que sous l’impulsion du président Julies Nyerere, les dissensions entre tribut se sont vraiment apaisées dans le pays.
KS : Dans quelles conditions vivent les porteurs ?
M-G.C. : C’est très variable. En général, un jeune va plutôt bien gagner sa vie car il va pouvoir monter 2 ou 3 fois par mois, voir enchaîner sans relâche. En gagnant $1500 à $1800 par an, un porteur peut faire vivre son foyer sans excès. L’argent sert généralement à financer un projet, comme des cours d’anglais, pour changer de métier. Malheureusement, si le porteur n’y arrive pas, il finira par se blesser et à monter de moins en moins. Le salaire sera juste $400 à $500 par an, ce qui est très peu pour un pays comme la Tanzanie.
KS : Comment avez-vous rencontré David ?
M-G.C. : Il travaille pour KPAP, on a très vite sympathisé en s’échangeant des MP3 de Bob Marley. Il n’a pas connu la télévision, ni les disques vinyles ou Compaq. Par contre, il a un lecteur MP3 ! C’est assez surprenant ! D’ailleurs, il pense que Bob Marley, c’est un peu un « nouveau » dans le monde de la musique. On est vraiment devenus proches même si la barrière de la langue reste monumentale ! J’ai l’image du film Ghost Dog de Jim Jarmush et la relation entre Forest Whitaker et Isaach de Bankolé. Je pense qu’il a un grand sens de l’humour ou c’est peut-être moi qui l’imagine. Parfois, on riait aux éclats, mais avec le recul, je finis par me demander s’il ne riait pas par politesse.
KS : Vous lui avez confié une caméra, avait-il des notions de prises de vue ?
M-G.C. : Aucune ! Je pense que les porteurs se retrouvent parfois à prendre des photos pour les touristes… J’imagine qu’il a donc utilisé une caméra avant, mais je n’en suis même pas sûr. J’ai essayé de simplifier la caméra et son accessibilité en mettant en place un code couleur pour les boutons. Son expérience du MP3 l’a certainement aidé, bien que pour la première ascension, il a tellement joué avec les boutons qui faisaient « Bip » que l’autonomie en a pris pour son grade. Résultat des courses, je n’ai récupéré que 30 sec de rushes pris dans sa chambre avant de partir et juste 4 sec de Kilimanjaro !!!!
KS : Son apprentissage de la caméra fut long ?
M-G.C. : Chaque fois que David revenait sur Moshi après une ascension, on regardait les rushes ensemble et j’essayais de lui montrer ce qui était bien et ce qui était moins bien. Il a super vite compris qu’il fallait éviter les endroits trop sombres ou de pointer la caméra face au soleil. En 12 sorties avec la caméra, David a apporté un matériel vraiment extraordinaire au regard des conditions. Et puis au-delà du film, ce fut pour moi un grand moment de partage, d’échange, une belle occasion de remettre en question mon point de vue sur certaines règles que j’ai un peu trop appris par cœur. Je pense que le film gagne une fraîcheur et une énergie par cette caméra bancale, touchante et émouvante. J’adore regarder les rushes des porteurs qui s’approchent de la caméra s’interrogeant « Qu’est-ce que cet objet fait-là ? », ça nous interroge nous spectateurs « qu’est-ce qu’on fout là ? Sur cette montagne, dans ce pays, sur ce continent… »
KS : Comment se passe la « cohabitation » entre les touristes et les porteurs ?
M-G.C. : Il n’y en a pas vraiment, les touristes sont d’un côté, les porteurs de l’autre ! Au centre, les guides qui protègent le business en évitant le maximum de contact. Notre film raconte ça justement.
KS : Pour revenir au tournage, sur combien de temps s’est-il déroulé ?
M-G.C. : De Mars 2012 à Août 2012… J’ai profité d’un passage-éclair en Tanzanie en Février pour tourner quelques plans qui nous manquaient. Filmer, c’est être un peu boulimique on veut toujours un plan de plus…
KS : Au vu du sujet, avez-vous eu des problèmes avec les autorités locales ?
M-G.C. : Nous n’avons pas eu de problèmes avec les autorités locales puisque le discours officiel est : « Vous n’avez pas besoin de faire votre film, car il n’existe aucun problème sur le Kilimandjaro, nous avons une réglementation stricte ». Donc officiellement, nous n’avons pas tourné de film … Sur un sujet qui n’existe pas. Le temps du tournage, la situation a pas mal changé sur place. En Mars, on nous laissait passer les portes du Parc et tourner tranquillement. On pouvait même s’aventurer un peu, au début des chemins de randonnées, sans avoir à payer de droit d’entrer. Malheureusement la situation entre KPAP, les compagnies (bonnes comme mauvaises) et les responsables des parcs se sont grandement refroidis. On a laissé les choses se tasser un peu… jusqu’à Juillet. Nous passions discrètement les contrôles grâce à certaines agences de voyages assez collaboratives. Les patrons racontaient que je venais juste faire quelques images pour faire un peu de pub. Malheureusement, ça ne marchait pas toujours. Je me souviens d’un jour où j’ai été tourner à l’une des portes les plus éloignées d’Arusha et de Moshi : Londorosi Gate. Un des responsables s’est vite rendu compte que mon appareil photo (un 5D Mark II) était en fait une caméra. En voyant la situation mal tourner, le patron qui m’avait accompagné s’est tout simplement barré ! Je me suis senti très mal, j’étais isolé à plus de 3 ou 4 heures de route des rares personnes qui pouvaient m’aider, mon téléphone captait tout juste, et les gardes étaient devenus vraiment très menaçants et insultants. Cette porte est la moins fréquentée, et je l’ai vu se vider de tous les touristes. Sérieusement, ça ressemblait à un mauvais film. Les gardes ont pris mon matos et m’ont demandé d’effacer mes rushes, ce que j’ai fait sans trop hésiter… Heureusement, un groupe de Norvégiens est arrivé, obligeant les rangers à s’occuper d’eux et à m’oublier un peu. J’ai sauté dans le premier 4×4 qui passait pour retourner vers Moshi. J’ai du attendre début Août pour retourner dans le parc « comme touriste réalisant la montée ». J’ai laissé Jean-Benoit filmer les premiers jours, histoire de me faire discret. Depuis, on reçoit régulièrement des « conseils » ou des « insultes » par email. Lors de mon dernier voyage en Tanzanie en Février, j’ai eu quelques difficultés à projeter un pré-montage du film… La plupart des gens ne voulant pas être « associés » à nous et à notre film.
KS : Le film est aujourd’hui dans sa dernière phase de post-production, que vous manque-t-il ?
M-G.C. : Le commentaire audio, le mixage son et quelques autres petites finitions qui ont un coût. En décidant de faire un film plus long, nous avons augmenté le budget, qui n’est malheureusement pas extensible. D’où l’idée de lancer une campagne de financement participatif sur Internet. C’est motivant parce que beaucoup de gens répondent présent partout dans le monde. On vient de recevoir un peu d’argent d’un canadien qui a tenté deux fois le Kili avant de réussir à la troisième fois. J’espère qu’il a su changer son regard avant notre film…
KS : Comment-vous soutenir ?
KS : Une fois le financement acquis et le film fini, présenterez-vous L’autre face du Kilimandjaro aux porteurs ?
M-G.C. : On espère bien ! Malheureusement, certaines compagnies ont déjà juré de tout faire pour que le documentaire soit interdit en Tanzanie. C’est déjà arrivé avec Le Cauchemar de Darwin. J’imagine que cette animosité prouve que l’on est dans le vrai, alors on fera tout pour le montrer aux porteurs !
KS : Vous pensez repartir quand ?
M-G.C. : Je vais déjà finir ce film. Ensuite, je pars rejoindre l’américaine du début de l’histoire aux Etats-Unis ! … Mais la Tanzanie, je l’ai en moi ! L’Afrique, c’est pire qu’un virus… Une fois reposé, j’ai déjà une idée du prochain film… Sur un site archéologique, cette fois. Il faudra descendre et non pas monter.
Propos recueillis par Rita Bukauskaite & Fernand Garcia
L’autre face du Kilimandjaro, un film de Marc-Gregor Campredon et Jean-Benoit Gamichon. Production : Esprits d’aventures. France, 2013, 52 mn. Photos : Marc-Grégor Campredon.