Six ans après sa palme d’or pour son court-métrage Waves 98 en 2015, Ely Dagher revient à Cannes, avec son premier long-métrage, Face à la mer (The Sea Ahead, en anglais), sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes 2021.
Face à la mer, raconte l’histoire d’une jeune femme, Jana (Manal Issa) mélancolique qui, après quelques années d’études à Paris et de petits boulots, revient au Liban torturée peut être par ses « échecs ». Son retour à Beyrouth -tourné en arrière-plan- est aussi énigmatique que son départ.
Ely Dagher commence à écrire Face à la mer en 2015 après les manifestations qui ont secoué le pays lors de la crise des déchets. Comme la plupart des films arabes, il a été très difficile de réunir les fonds pour produire ce film. Cela explique l’intérêt croissant pour les coproductions pour les cinéastes arabes même s’il n’est souvent pas facile de trouver des partenaires en Occident. De plus, la région manque cruellement d’un système durable de financement, de distribution et d’investisseurs : les films arabes ne sont pas très rentables, ni dans les pays arabes, ni ailleurs. Il est donc difficile de faire des films qui seront bien accueillis aussi bien localement qu’à l’étranger, même si des plateformes comme Netflix ou Amazon, relativement récentes dans le monde arabe, offrent de « nouvelles opportunités » pour la promotion du cinéma arabe. A cela s’ajoute : l’absence de soutien concret de la part de l’état (si on peut appeler les états arabes, des états ?) et le piratage qui est un problème majeur dans la région où il est parfois difficile de convaincre un acheteur de payer un prix juste pour un film déjà piraté sur Internet. Cependant, certains pays progressent. Aux Émirats arabes unis, semble-t-il, les « pirates sont désormais passibles d’amendes énormes et de longues peines de prison ».
Le tournage de Face à la mer a eu lieu fin 2019-début 2020. Tourné donc avec un tout petit budget mais : « une super équipe qui a donné tout son cœur au film », selon le réalisateur.
La pandémie de Covid-19 a compliqué encore plus la post-production, allant même jusqu’à l’arrêter et la repousser plusieurs fois. Ely Dagher a participé au montage. C’est pendant le montage du film, en été, que l’explosion a eu lieu dans un entrepôt portuaire, où une cargaison de nitrate d’ammonium laissée négligemment et incroyablement abandonnée dans un hangar a soudainement pris feu et a plongé le pays plus profondément encore dans la grave crise sociale, politique et économique qui l’étrangle depuis des années. L’explosion a démoli des bâtiments et brisé des fenêtres dans toute la ville. Une grosse explosion qui rappelle peut-être par son impact les bombes nucléaires au Japon pendant la Seconde Guerre mondiale.
Face à la mer est une étude complexe de la vie de la jeune fille Jana. Le sujet est inspiré probablement de la vie des gens autour du réalisateur au Liban. Il raconte principalement la déperdition des êtres dans une société qu’ils ont créée mais ne maîtrisent plus à cause de la corruption politique probablement depuis l’existence du Liban en 1920, date de la création du Grand-Liban sous mandat français et britannique, issu du démembrement de l’Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce pays a été soumis aux différentes puissances de l’époque et a noué des ententes de subordination à telles ou telles puissances régionales : Pharaonienne pour Byblos, Perse pour Tyr, etc. Selon le cinéaste son film est : « le portrait d’un pays, d’un peuple, que Jana découvre : le Liban contemporain d’aujourd’hui dans les limbes. »
Ely Dagher a un style de réalisation remarquable qui tire le meilleur parti de ses bons acteurs. Mais c’est un film qui, à la fois divise et aliène rendant perplexe les spectateurs pour son détachement, son indulgence envers lui-même, son ambiguïté narrative et son rythme lente. On dirait que c’est du cinéma de la Nouvelle Vague qui nous présente plusieurs générations perdues, incapables d’avancer et une ville sur construite qui s’enfonce dans la dégradation. La pollution est partout, y compris dans l’esprit des personnages.
Adam (Roger Azar), joue l’ancien amour de Jana, qui la relie à son passé, un souvenir d’elle-même peut être ? Ils se reconnectent, vont dans des boîtes de nuit et couchent ensemble. Pourquoi voudrait-il passer du temps avec elle ou elle avec lui, nous laisse perplexe ? Lui-même est un gâchis, perdu. Peut-être parce qu’il est d’accord avec elle ou parce qu’il comprend sa dépression et partage son opinion sur Beyrouth : « C’est une ville de fantômes », lui a-t-il dit. Mais il a tendance à entrer et sortir de la vie de Jana malgré sa compréhension intuitive de ses secrets. Jana, sans esprit et coupée de ses parents et même de son amant Adam, finit par le tuer, car elle pense probablement qu’il est lui-même un fantôme.
Le réalisateur filme magnifiquement la mer et la décomposition au Liban : maîtrise de la profondeur de champ ou encore lumière contrastée illustrant avec pertinence l’idée d’une crise, d’une fissure indicible. La cinématographie privilégiant les bleus et les gris donne l’impression d’une ville prise dans un hiver permanent aussi permanent que la dépression de Jana.
Dans la première scène, des très beaux plans nocturnes de la mer ouverte à l’extérieur du port de Beyrouth mais au fur et à mesure que le récit du film avance, la mer se trouve derrière Jana. Occulté par la brume, on distingue à peine les navires qui passent devant le port de la ville. Des tours vides nouvellement construites qui bloquent la vue sur la mer : « On ne voit presque plus le port », observe-t-elle à sa mère, en montrant tous les nouveaux bâtiments qui ont été construits depuis son départ.
Le public appréciera les silences dans le film qui sont nettement plus éloquents que les dialogues : ces derniers véhiculent le plus souvent des banalités qui privilégient la suggestion au détriment d’une intrigue plus claire. Images et sons, mais aussi vide et silence. L’utilisation évocatrice du son rappelle quelque peu le film Neighboring Sounds du Brésilien Kleber Mendonca Filho. Les tons bas et plats captent l’énergie. Deux plans parfois au ralenti : des invités dansant sur une musique orchestrale étrange et triste et un second plan de jeunes gens dansant sans joie dans un appartement où Adam disparaît et apparaît alors que Jana le cherche…
Le père de Jana, Wissam (Rabih El Zaher), ne travaille pas et sa mère, Mona (Yara Abou Haidar) ne semble pas étrangement s’inquiéter de leur situation économique. Ils sont surpris de sa décision de revenir si tôt après avoir terminé ses études dans une école d’art à Paris et se demandent pourquoi elle est dans un état dépressif profond qui la paralyse. Ses parents l’aiment mais ne cherchent pas vraiment à la comprendre malgré leurs supplications automatiques et répétées et ses allées et venues chez eux. Ce qui tend le film vers la monotonie.
Un plan particulièrement saisissant qui, cadrant Jana debout au bord d’une piscine vide avec en apparence toute la ville dans son immensité terne étalée en arrière-plan lointain, résume le vide écrasant que cette jeune femme, dans sa dépression, semble percevoir partout.
La limite du film c’est qu’il est manichéen et que l’on ne ressent pas grand-chose pendant près de deux heures. Il est vrai que la situation au Liban est catastrophique : une monnaie effondrée et une inflation incontrôlable. Les pénuries de carburant ont rendu la vie presque impossible et la majorité de la population est tombée dans la pauvreté. Les jeunes les plus talentueux quittent le pays. Une chose est certaine dans ce film : les personnages sont construits sur des contradictions, des passions qui les fragilisent, souvent déchirés au bord du gouffre. Mais la vie est-elle si manichéenne ? Pas nécessairement. Selon l’ancien livre de Job qui montre : « Satan et Dieu ayant des relations normalisées, Dieu jouant un rôle de juge et Satan celui de procureur ». Plus récemment encore, l’écrivain polémique américain aux thématiques sulfureuses Norman Spinrad, indique que selon lui : « de nombreuses batailles ne sont pas entre le bien et le mal, mais entre des versions différentes et incompatibles du bien ».
Bien que les plans du film soient minutieusement travaillés et parfaitement cadrés et d’une beauté saisissante et que les corps et la ville et son architecture soient magnifiquement retranscrits à l’écran, le spectateur en retient souvent l’ennui. Beyrouth, la capitale a toujours été le joyau du Liban mais cette ville multiculturelle est-elle devenue l’ombre d’elle-même ? Le cinéaste a-t-il voulu nous donner simplement une « leçon d’analyse cinématographique » ?
Hélas, la belle esthétique qui nous attire par moments, peine à nous laisser nous focaliser sur Face à la mer, comme L’Eclisse et le Désert rouge, de Michelangelo Antonioni tournés dans les années 1960 : qui, pour certains, sont des chefs-d’œuvre, pour d’autres rien que des humains qui ne sont que des pions dans un monde livré aux seules forces matérielles, évoquant de manière redondante l’ennui, la langueur, l’oppression, le vide de l’âme, l’absence…
Est-ce un film alors sur la décadence et la désillusion ? Beaucoup des cinéastes ont parlé de ce thème et surtout Federico Fellini dans son chef-d’œuvre La Dolce Vita en rendant hommage à Rome tout en la critiquant : A travers une succession de tableaux il décrit la société romaine sans adopter un regard moralisateur sur ces personnages de la fin des années 1950, surtout dans sa décadence et sa désillusion en prenant donc le point de vue d’un journaliste à scandale qui va toujours se trouver dans les bons coups pour observer cet univers. Ou le film de Carol Reed en 1948 The Fallen Idol (Premières désillusions) qui raconte l’incompréhension et le désenchantement d’un enfant face aux adultes. Ainsi que le film Domingo qui raconte la désillusion du Brésil du président Lula, réalisé par Fellipe Barbosa et Clara Linhart qui pointe la décadence d’une société, dénonce son statu quo mortifère et anticipe l’imminence d’une catastrophe (Jair Messias Bolsonaro).
Face à la mer parle en effet des décadences et des désillusions mais surtout du vide. Certains pensent que si le film est vide c’est pour mieux justement symboliser la vacuité de l’existence. La question qui se pose : peut-on faire un film uniquement sur la vacuité ? Si oui comment éviter l’ennui du spectateur ?
Selon le philosophe Frédéric Nef : « Est vide la bouteille de whisky en fin de soirée. Est vide l’âme du buveur de ladite bouteille, le matin au réveil, quand il pense à la précarité de son existence ». Ou selon le Bouddhiste français Mathieu Ricard : « Ceux qui s’attachent à la vacuité, sont dit incurables”.
Last but not least : Réaliser un film qui plaise au public des pays arabes et au public du monde entier est un défi majeur, car la scène cinématographique arabe est dominée par les superproductions hollywoodiennes. Face à la mer, malgré l’ennui que l’on peut éprouver, est donc à voir pour sa contribution au développement de l’art cinématographique, pour la beauté de son esthétisme cohérent qui interpelle et fait réfléchir sur un cinéma arabe qui gagne peu à peu en qualité.
Norma Marcos
Face à la mer, un film d’Ely Dagher avec Manal Issa, Roger Azar, Yara Abou Haidar, Rabih El Zaher, Fadi Abi Samra… Scénariste : Ely Dagher. Directeur de la photographie : Shadi Chaaban. Direction artistique : Sabine Sabbagh. Costumes : Lara Mae Khamis. Montage : Léa Masson & Ely Dagher. Musique : Joh Dagher. Coproducteurs : Michael B. Clark, Benoit Roland, Georges Schoucair & Alex Turtletaub. Producteur : Arnaud Dommerc. Production : Andolfi en association avec Beachside Films en coproduction avec Wrong Men – Abbout Productions – Beaverandbeaver – Proximus – Shelter Prod. Distribution : JHR Films & Jour2Fête (sortie le 13 avril 2022). France-Liban-Belgique-États-Unis-Qatar. 2021. 116 min. Couleur. Sélection Quinzaine des Réalisateurs, 2021. Tous Publics.