Annoncé pour la fin de l’année 2020, L’Origine du Monde était sélectionné pour le Festival de Cannes 2020 qui a été annulé en raison de la pandémie. Ce dernier a tout de même reçu le « label Cannes 2020 » et sa sortie a été repoussée au 15 septembre dernier.
Jean-Louis réalise en rentrant chez lui que son cœur s’est arrêté. Plus un seul battement dans sa poitrine, aucun pouls, rien. Pourtant, il est conscient, il parle, se déplace. Est-il encore vivant ? Est-il déjà mort ? Ni son ami vétérinaire Michel, ni sa femme Valérie ne trouvent d’explication à cet étrange phénomène. Alors que Jean-Louis panique, Valérie se tourne vers Margaux, sa coach de vie, un peu gourou, pas tout à fait marabout mais très connectée aux forces occultes. Et elle a une solution. Une solution qui va mettre Jean-Louis face au tabou ultime…
Si le film tire bien évidemment son titre du célèbre et incontournable tableau de Gustave Courbet, l’idée de ce dernier est venue à Laurent Lafitte il y a maintenant sept ans après avoir vu et beaucoup aimé la pièce éponyme de Sébastien Thiéry.
Obnubilé par cette histoire et désireux de filmer le cruel théâtre de la vie ordinaire, Laurent Lafitte, pensionnaire de la Comédie Française, a souhaité en signer l’adaptation pour son premier film en tant que réalisateur. Derrière la comédie, L’Origine du Monde propose un deuxième niveau de lecture plus grave et aborde des thématiques chères au cinéaste comme les relations de couple, l’amour, la frustration, l’intime, la psychanalyse, le poids des secrets de familles avec ses mensonges et ses non-dits ou encore la question de l’émancipation, de la construction de l’individu dans ce contexte. Plus qu’une comédie politiquement incorrecte, L’Origine du Monde est un drame qui fait rire mais sans pour autant être une comédie dramatique.
« Derrière les apparences, la saloperie au sein de la famille n’est pas toujours là où l’on pense qu’elle se niche. La famille est en général idéalisée, alors que c’est un monde assez cruel. Que signifie ce lien imposé par la société ? Avec ce qu’elle comporte d’omerta, la famille est un endroit de réconfort et d’empêchement. » Laurent Lafitte
Comme nous l’expose le réalisateur dès la scène d’ouverture du film puis dans celle du rêve, travaillé par sa sexualité, le personnage de Jean-Louis est l’incarnation même du complexe d’Œdipe, le concept psychanalytique central de Sigmund Freud. Sans pouls, Jean-Louis est donc cliniquement mort. Pourtant, celui-ci respire, bouge, parle et panique comme jamais. Afin de l’aider à comprendre ce qui lui arrive, ce dernier va donc faire appel à Michel, son meilleur ami, qui est vétérinaire, et devoir se mettre à nu au sens propre comme au sens figuré. En plus de l’aide de Michel et de sa femme Valérie, pour trouver l’origine véritable de son mal, il lui faudra l’intervention de Margaux, la coach de vie de sa femme. Cette dernière lui révèlera qu’il a besoin d’une photo particulièrement intime de sa mère pour pouvoir se reconnecter à son existence et guérir. Pour que son cœur puisse enfin rebattre, Jean-Louis va donc devoir braver les interdits et se confronter au tabou ultime.
Dès la mise en place de l’histoire, Laurent Lafitte fait le choix de nous montrer en quelques plans le rang social et « la réussite » de son personnage Jean-Louis, brillant avocat parisien, qui a tout fait pour « échapper » à ses origines jusqu’à se couper de ses proches. Une réussite toute relative quand on voit comment lui et sa femme s’ennuient dans leur petite vie bourgeoise. Bourgeoise jusqu’à la caricature, de la décoration de leur bel mais impersonnel appartement à leur coach de vie à 500 euros la séance.
C’est donc avec un point de départ dramatique que Laurent Lafitte va enchainer les situations incongrues qui vont provoquer le rire. L’Origine du Monde est le parfait exemple du film dont le ressort comique repose sur les situations. Nous sommes ici dans le comique de situation et à la vue de l’efficacité du film où tous les comédiens composent des personnages au premier degré sans chercher à « être drôle », le moins que l’on puisse dire est que Laurent Lafitte maitrise l’exercice aussi bien dans la direction d’acteurs que dans l’écriture ou encore la mise en scène. Sur le fond comme dans le texte, il y a dans L’Origine du Monde quelque chose qui rappelle le cinéma de Bertrand Blier.
« Je prends très au sérieux la question du rire, qui est un domaine subjectif. Je pense qu’on pleure plus des mêmes choses qu’on rit des mêmes choses. Il ne faut pas chercher l’humour universel sinon on est mort. On doit être précis, sinon ça ne marche pas, et aller dans l’outrance. On fait plus rire avec un cancer de la gorge qu’avec une angine. » Laurent Lafitte
Pour la mise en scène, privilégiant les intérieurs avec ses plans séquences et ses cadres fixes dans lesquels évoluent les comédiens, minutieux, le réalisateur assume le parti pris d’une évidente théâtralité tout en utilisant les possibilités d’adaptation que lui offre le cinéma comme l’utilisation de l’espace à 360°, les points de vue des différents personnages ou encore l’insertion de gros plans. D’abord limitée dans ses mouvements, plus l’histoire avance, plus la caméra devient mouvante pour finir franchement à l’épaule. A l’instar de films comme Le Dîner de cons (1998) de Francis Veber ou encore Un Air de Famille (1996) de Cédric Klapisch, à la fois subtils et précis, l’approche formelle, les choix de mise en scène et le sens du cadre de Laurent Lafitte captent et retranscrivent brillamment l’essence de la pièce de théâtre originale.
A la fois réalisateur et acteur principal, Laurent Lafitte avait en premier lieu envisagé d’interpréter le personnage de Michel que campe formidablement Vincent Macaigne. Mais celui-ci n’a pas souhaité prendre le risque à la fois de mettre en scène et d’incarner le personnage le plus drôle du film. C’est pourquoi il s’est tourné vers le personnage de Jean-Louis. Après la classe libre des cours Florent et sa réussite au concours du Conservatoire où il a travaillé son répertoire classique (Grumberg, Racine, Lagarce…), Laurent Lafitte a également suivi des cours intensifs de comédie musicale à la Guildford School of Acting, puis rejoint la Comédie française. Plus qu’un exercice de style, loin de faire l’unanimité, son humour implacable, proche de l’humour anglais, est un véritable style de vie. Comme en témoigne sa déjà riche et éclectique filmographie, de la comédie populaire aux films plus sombres et intimistes, son jeu et son talent lui permettent de jouer à la perfection dans tous les registres et le rendent irrésistible. On a pu le voir à l’affiche de films aussi divers et variés que Ne le dis à Personne (2006) et Les Petits mouchoirs (2010) réalisés par Guillaume Canet, Une Pure Affaire (2011) d’Alexandre Coffre, De l’Autre côté du Périph (2012) de David Charhon, 16 ans ou presque (2013) de Tristan Séguéla, Tristesse Club (2014) de Vincent Mariette, Papa ou Maman (2015) de Martin Bourboulon, Elle (2016) de Paul Verhoeven, K.O. (2017) de Fabrice Gobert, Au Revoir Là-Haut (2017) d’Albert Dupontel, Paul Sanchez est revenu ! (2018) de Patricia Mazuy ou encore L’Heure de la sortie (2018) de Sébastien Marnier.
Pour le casting du film, Laurent Lafitte a fait le choix de s’entourer de grands comédiens et de grandes comédiennes comme Karin Viard, Vincent Macaigne, Hélène Vincent ou encore Nicole Garcia qui tous, en plus de donner de leur personne, prennent un plaisir manifeste et communicatif à déclamer les savoureuses répliques du dialogue comme à jouer sous l’œil complice de l’acteur-réalisateur. Comédien(ne)s que le réalisateur, dans un souci du détail, s’est amusé à relooker afin de mieux définir les personnages qu’ils incarnent. Irréprochables, tous sont au diapason non seulement de l’humour transgressif de Laurent Lafitte mais aussi du rythme de sa mise en scène enlevée.
« Je ne me reconnais pas dans le film : Laurent m’a changé. […] Grâce à lui, à son regard, à sa confiance en moi, je suis allé plus loin que je ne m’en sentais capable. Je suis vraiment impressionné : pour moi, un cinéaste est né. » Vincent Macaigne
Michel est un vétérinaire divorcé et l’ami d’enfance de Jean-Louis. Avec son look d’aristocrate fauché, mocassins usés et veste trop grande, Vincent Macaigne est méconnaissable dans ce rôle à la fois drôle et touchant pour lequel il est allé jusqu’à prendre du poids. A l’affiche de films plus confidentiels comme Tonnerre (2013) de Guillaume Brac, La Fille du 14 Juillet (2013) et La Loi de la Jungle (2016) réalisés par Antonin Peretjatko, La Bataille de Solférino (2013) de Justine Triet ou encore Une Histoire Américaine (2015) d’Armel Hostiou, on peut également voir Vincent Macaigne dans Les Innocentes (2015) et Blanche comme Neige (2019) réalisés par Anne Fontaine, Des Nouvelles de la Planète Mars (2016) de Dominik Moll, Le Sens de la Fête (2017) d’Éric Toledano et Olivier Nakache, Chien (2018) de Samuel Benchetrit ou Médecin de Nuit (2021) d’Elie Wajeman. Notons également que le comédien partageait déjà l’affiche de Tristesse Club (2014) de Vincent Mariette avec Laurent Lafitte.
« A la lecture du scénario, j’étais de plus en plus horrifiée par ce qui se passe entre ces gens ! Je dévorais les pages en poussant des « oh ! », des « ah ! ». Quelle crapulerie ! Quel humour grinçant ! Cela m’a enthousiasmée. Quand on reçoit ce genre de proposition de rôle, quel cadeau ! » Hélène Vincent
Brigitte, la mère fragile et vulnérable de Jean-Louis qui cache bien son jeu et que le spectateur va plaindre de ce que l’on va lui faire subir, est admirablement incarnée par Hélène Vincent que le réalisateur a choisi de caractériser par des couleurs ternes et tristes. On a entre autres pu voir la comédienne à l’affiche de films comme Les Maris, Les Femmes, Les Amants (1989) de Pascal Thomas, La Vie est un Long Fleuve Tranquille (1988) d’Etienne Chatiliez, J’embrasse pas (1991) d’André Téchiné, Trois Couleurs – Bleu (1993) de Krzysztof Kieslowski ou encore Bernie (1996) et Enfermés Dehors (2006) réalisés par Albert Dupontel.
Valérie, la femme compatissante et un peu dingue de Jean-Louis est merveilleusement interprétée par Karin Viard. Valérie est un personnage de farce monstrueux que Karin Viard joue à fond avec naturel et un premier degré absolu sans chercher à lui apporter quelconque psychologie ou réalisme. Découverte dans le rôle d’Agathe dans Tatie Danielle (1990) réalisé par Etienne Chatiliez, on ne présente plus Karin Viard qui, des Randonneurs (1997) de Philippe Harel à Chanson Douce (2019) de Lucie Borleteau en passant par les films de cinéastes comme Christian Vincent, Catherine Corsini, Solveig Anspach, Diane Kurys, Laurent Tuel, Marion Vernoux, Michel Blanc, Costa-Gavras, Sam Karmann, Arnaud et Jean-Marie Larrieu, Julie Delpy, François Ozon ou Cédric Klapisch, est devenue une des comédiennes françaises les plus populaires.
Nicole Garcia est étonnante dans son second rôle surréaliste. Elle est parfaite dans le personnage illuminé de Margaux, la coach de vie autoritaire un peu gourou de Valérie qui va tenter de résoudre le problème de Jean-Louis. Grande actrice-réalisatrice, Nicole Garcia est à l’affiche de classiques incontournables du cinéma français comme Que la fête commence… (1975) de Bertrand Tavernier, Le Corps de Mon Ennemi (1976) d’Henri Verneuil, Un Papillon sur l’Epaule (1978) de Jacques Deray, Mon Oncle d’Amérique (1980) d’Alain Resnais, Beau-Père (1981) de Bertrand Blier, Les Uns et Les Autres (1981) de Claude Lelouch, Garçon ! (1983) de Claude Sautet ou encore Péril en la Demeure (1985) de Michel Deville. En tant que réalisatrice on lui doit les remarquables Un Week-End sur Deux (1990), Le Fils Préféré (1994), Place Vendôme (1998), L’Adversaire (2002), Selon Charlie (2006), Un Balcon sur la Mer (2010), Un Beau Dimanche (2013) et Mal de Pierres (2016) en attendant Amants, son prochain film, dont la sortie en salle est prévue pour le mois de novembre 2021.
Dynamitant les tabous, avec L’Origine du Monde, « l’irrévérencieux » et talentueux bobo-ado Laurent Lafitte témoigne de manière aussi sincère que jouissive que l’on peut rire de tout sans tomber dans la vulgarité. Avec L’Origine du Monde, Laurent Lafitte ose… et ça fait du bien !
Grinçante, gênante, originale, décalée et singulière, L’Origine du Monde est une des meilleures et des plus intelligentes comédies françaises que l’on ait eu la chance de voir sur les écrans depuis longtemps. Audacieux, hilarant et jubilatoire.
Steve Le Nedelec
L’Origine du Monde un film de et avec Laurent Lafitte et Karin Viard, Vincent Macaigne, Hélène Vincent, Nicole Garcia, Pauline Clément, Luca Malinowski, Christine Beauvallet, Juliette Bettencourt… Scénario : Laurent Laffite d’après la pièce de Sébastien Thiery. Image : Axel Cosnefroy. Décors : Samuel Deshors. Montage : Stephan Couturier. Producteur : Alain Attal. Production : Trésor Films – StudioCanal – 2L Productions – France 2 Cinéma – Artémis Productions – RTBF – VOO – Canal + – BE TV – Proximus. Distribution (France) : StudioCanal (Sortie le 15 septembre 2021). France-Belgique. 2020. 98 mn. Couleur. Format image : 2.00 :1. Sélection officielle – Festival de Cannes 2020. Tous Publics.