Le Genou d’Ahed, est le quatrième long-métrage de Nadav Lapid le cinéaste israélien qui a été décrit comme le réalisateur le plus irrépressible au monde. Mais, l’est-il vraiment ?
En 2008, Lapid est sélectionné par la Ciné fondation pour écrire son premier film Le Policier. Huit ans plus tard, il revient sur la Croisette pour figurer dans le jury de la Semaine de la critique. Après Le Policier (2011), il mets en scène L’Institutrice (2014) : une éducatrice persuadée que son pays étouffe, puis Synonymes qui relate la jeunesse parisienne du réalisateur, et interroge la difficulté du cinéaste à assumer sa nationalité israélienne. Synonymes a séduit le jury présidé par Juliette Binoche, qui lui a décerné l’Ours d’or à Berlin, en 2019.
Lapid était en compétition officielle à Cannes en 2021 avec son film Le Genou d’Ahed. Ce dernier remporte le Prix du jury ex-aequo avec Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, une récompense que l’on peut sans doute qualifier d’engagée au même titre que Synonymes pour des films dits engagés. Bien qu’il ait été tourné en décembre 2019, le cinéaste a préféré à cause de la pandémie, attendre une année entière pour le dévoiler en compétition à Cannes en 2021.
Presque tous les films de Nadav Lapid contractent la frustration d’un artiste dont la patrie est trop extrême mais aucun d’entre eux n’a affronté de front cette frustration excessive avec une beauté visuelle et un regard sombre. Réalisé après la mort de la mère du cinéaste, Era Lapid, qui a monté tous ses longs métrages précédents, et qui a été au cœur et de la carrière et de la vie de son fils. Ce qui explique pourquoi l’acteur principal du film, Avshalom Pollak, tourne avec son iPhone des belles images : le désert, le ciel, l’eau, le sable qui s’étend à perte de vue, qu’il envoie par téléphone à sa maman, décédée d’un cancer du poumon.
C’est un film sur un cinéaste qui souffre inconsciemment d’une frustration spirituelle, en conflit d’abord en lui-même puis avec son pays qui maintient ses citoyens dans l’ignorance et où chaque génération engendre une génération encore pire que la première. Il est aux prises avec l’impuissance d’une cause perdue où sa captation de la nature ne semble plus lui correspondre mais qu’il le tourne pour une mère morte très récemment.
La photographie numérique a permis de terminer le tournage en 18 jours. Lapid parvient à capter cette tension conflictuelle en travaillant avec le directeur de la photographie Shaï Goldman qui utilise différents mécanismes stylistiques et des mouvements libres, agités et violents de sa caméra. Il joue avec les corps en passant du plan très serré au plan large, du travelling cinématographique à une scène filmée à l’Iphone. Lapid invente son propre style et son langage très personnel pour échapper au style télévisuel qui domine le cinéma actuel. Les scènes dans le désert évoquent les images contemplatives et fascinantes de Profession reporter (The Passenger, 1975) de Michelangelo Antonioni (1975).
Le réalisateur est né en 1975 à Tel-Aviv dans une famille d’artistes. Avant d’embrasser la carrière cinématographique, il a servi dans l’armée car selon lui : « Je voulais être un héros comme dans un western sans connaître vraiment la situation politique, mais je ne veux pas me sentir coupable car le sentiment de culpabilité d’avoir servi dans l’armée est une excuse molle. On ne peut pas échapper à l’impact de cet Etat qu’on soit un citoyen obéissant ou un résistant ».
Il a ensuite étudié la philosophie, et est passé au journalisme sportif et à la littérature (Danse encore, Actes Sud, 2010). Il a séjourné deux ans à Paris et parle la langue de Molière. Selon certains commentaires, il semble s’imprégner de Jean-Luc Godard ou du cinéma d’Eric Rohmer notamment (Le Genou de Claire), qui, malgré une musique des dialogues intéressante, parle beaucoup pour ne rien dire, ou alors pour dire des choses qui auraient très bien pu intéresser un public du 17ème siècle alors que Lapid dénonce la situation politique de son peuple aveugle et endoctriné dès l’enfance.
Israel Film Fund a commencé à retirer son soutien aux projets qu’ils considèrent comme« subversifs », mais Lapid parvient quand même à obtenir une petite partie de son budget grâce à ce fond. Pourquoi et comment? Selon le cinéaste : « J’ai obtenu peu d’argent du fond israélien mais uniquement une fois que le film a été sélectionné à Cannes. Je ne suis pas contre ce financement car je suis israélien mais je suis contre la soumission à ce fond ». On se demande à quel point sa réponse est cohérente ?
Le Genou d’Ahed, ni confortable, ni politiquement correct ou consensuel, fait écho à la belle adolescente palestinienne Ahed Tamimi, devenue une icône de la résistance palestinienne pour ses nombreuses actions contre les colons et les soldats israéliens, près de sa ville de Nabi Saleh, au nord de Ramallah, en Cisjordanie occupée. Le député israélien Bezalel Smotrich a alors exprimé sur Twitter son regret que la jeune fille n’ait pas pris une balle dans la rotule, afin de la rendre handicapée à vie.
Pour ce long métrage parfois grotesque et parfois drôle, le cinéaste doit entreprendre un casting visant à trouver l’actrice qui pourrait jouer le rôle de la palestinienne Ahed Tamimi que l’on aperçoit au début du film dans des vidéos très courtes tournées par elle-même en train de se battre contre les soldats israéliens. Puis, dans un plan fantasmatique, nous découvrons une Ahed fictive qui fuit en moto à toute vitesse en milieu urbain sous la pluie avec un son qui inonde la salle et nous emmène après dans le désert.
Cependant, de ce film dans le film, nous n’en saurons pas plus. Pourquoi ? Selon le cinéaste : « Le palestinien existe à travers son absence dans l’esprit israélien. Et dans l’absence il y a la présence. Le palestinien est l’ombre dans le miroir de l’israélien qu’il ne veut pas voir. Mais l’israélien ne se rend pas compte que l’absence est encore plus puissante que la présence. Par conséquent, l’histoire courte de la jeune palestinienne Tamimi est très importante dans mon film».
Nadav Lapid préfère en effet centrer l’histoire autour du séjour du cinéaste Y., dans un village reculé, et désertique mais curieusement fertile pour la culture des poivrons pour y présenter l’un de ses films alors que le genou de la palestinienne Ahed Tamimi, qui est à peine mentionné reste tout de même un symbole puissant utilisé comme homonyme pour Lapid qui se débat face à un gouvernement oppressif. L’intrigue tourne autour d’un document que Yahalom (Nur Fibak) la bibliothécaire veut que le cinéaste signe afin qu’il puisse être payé pour la projection. Par moment le cinéaste utilise de figures liées aux guerres menées au Liban, comme ce clip très sensuel sur des femmes soldats du pays.
Le jeu de l’acteur Avshalom Pollack – connu en Israël comme chorégraphe et metteur en scène de théâtre – est époustouflant et parfait dans son rôle d’alter ego de Nadav Lapid. Il nous fait comprendre qu’il supplie le monde de reconnaître sa part de complicité et de responsabilité dans la situation actuelle de son pays Israël à travers une rencontre-débat après la projection du film à condition de ne pas aborder dans cet endroit de sujets sensibles avec les spectateurs. Une volonté du gouvernement israélien de contrôler et de censurer la création artistique.
Dans ce film le cinéaste est plus en colère que ses films précédents. Il se résigne à vivre à bord d’un navire en perdition. Il s’inquiète de la façon dont les gens parviennent à garder leur équilibre alors que tout le pays vire à droite, voire à l’extrême droite.
Cependant, il faut un moment avant de comprendre l’intention principale du réalisateur, qui se cache à peine derrière son personnage central. Mais ce qui est encore plus difficile pour un public non averti, c’est que ce film ne propose que des références indirectes à l’occupation des territoires palestiniens, à la construction des colonies même s’il en fait habilement de cette formalité bureaucratique un symbole chargé de l’impératif de conformité et de la censure existant dans son pays et que l’on comprenne que les citoyens israéliens s’abreuvent de la propagande culturelle qui s’ensuit : « Ce n’est pas grave que le film soit déroutant. Si on est égaré c’est intéressant. Mon film joue un double jeu. Il est à la fois politique et non politique », a commenté Lapid.
C’est un film intéressant. In fine, on peut se demander si le cinéaste a voulu, consciemment et inconsciemment, à travers la critique de son pays démasquer toute euphorie superficielle universelle (festival, cinéma, culture, succès etc) dans cette vie illusoire que nous appelons notre réalité éveillée, et qui n’est qu’une autre forme de rêve – quelque chose qu’évoque l’esprit, une erreur de l’intellect comme l’a bien exprimé le grand philosophe perse né en Afghanistan (appelé avant Balkh) Rûmi : « J’ai vécu au bord de la folie, voulant en connaître les raisons, frappant à une porte. Il s’ouvre. J’ai frappé de l’intérieur. »
Le Genou d’Ahed plaira certainement aux fans de Lapid et aux cinéphiles, mais pas nécessairement celui qui séduira le grand public.
Norma Marcos
Le Genou d’Ahed un film de Nadav Lapid avec Avshalom Pollak, Nur Fibak, Yoram Honig, Lidor Ederi, Yonathan Kugler, Yehonathan Vilozni, Naama Preis… Directeur de la photographie : Shaï Goldman. Chef décorateur : Pascale Consigny. Costumière : Khadija Zeggaï. Ingénieur du son : Aviv Aldema. Montage : Nili Feller. Producteur exécutif : Zehava Shekel. Productrice : Judith Lou Levy. Producteurs : Les Films du Bal – Komplizen Film – Pie Films – ARTE. Distribution (France) : Pyramide Distribution. Sortie en salle le : 15 septembre 2021. Israël – France – Allemagne. 2021. 109 mn. Format image : 2.39:1. Son : 5.1. DCP. Prix du Jury – Festival de Cannes, 2021. Tous Publics.