Quatre amis décident de mettre en pratique la théorie d’un psychologue norvégien selon laquelle l’homme aurait dès la naissance un déficit d’alcool dans le sang. Avec une rigueur scientifique, chacun relève le défi en espérant tous que leur vie n’en sera que meilleure ! Si dans un premier temps les résultats sont encourageants, la situation devient rapidement hors de contrôle.
« De grands intellectuels, artistes et écrivains, comme Tchaïkovski ou Hemingway, ont également trouvé le courage et l’inspiration au fond d’un verre. Nous connaissons tous le sentiment de l’espace qui s’agrandit, de la conversation qui prend de l’ampleur, et des problèmes qui disparaissent à mesure que l’on boit de l’alcool. » Thomas Vinterberg.
Co-fondateur avec Lars von Trier du mouvement Dogme 95 lancé en réaction aux productions américaines formatées afin de revenir à une forme artistique plus sobre et singulière, Thomas Vinterberg est un des cinéastes Danois les plus importants et les plus primés à travers le monde. On lui doit entre autre évidemment l’époustouflant Festen (premier film estampillé « Dogme ») réalisé en 1998 et récompensé par de nombreux prix internationaux dont le Prix du Jury présidé par Martin Scorsese au Festival de Cannes, mais également It’s All About Love (2003) avec Joaquin Phoenix et Claire Danes, Dear Wendy (2005) avec Jamie Bell et Bill Pullman, le sublime Submarino (2010) avec Jakob Cedergren et Peter Plaugborg, le sulfureux La Chasse (Jagten, 2012), le très honnête (mais très classique) Loin de la Foule Déchaînée (Far from the Madding Crowd, 2015) avec Carey Mulligan et Matthias Schoenaerts ou encore plus récemment le drame social et psychologique La Communauté (Kollektivet, 2016) avec Ulrich Thomsen et Trine Dyrholm, et le drame historique Kursk (2018) dans lequel il dirige à nouveau Matthias Schoenaerts. Pour l’écriture du scénario de Drunk, Vinterberg a travaillé à nouveau avec l’auteur-réalisateur Tobias Lindholm avec qui il avait déjà co-écrit Submarino, La Chasse et La Communauté. Tobias Lindholm est le réalisateur de R (2010) (coréalisé avec Michael Noer), Hijacking (Kapringen, 2012) et A War (Krigen, 2016).
Si à travers Drunk, Thomas Vinterberg utilise l’alcool afin d’examiner comment sa consommation et ses effets « libèrent » les gens et agissent sur leurs corps et leurs esprits, le réalisateur traite son sujet de manière philosophique et psychologique et non pas de manière sociétale, ce qui confère au film une dimension universelle. Malgré son tableau clairvoyant des effets dévastateurs de l’alcool, dire que Drunk est un film qui traite de l’alcoolisme serait en effet premier degré et réducteur par rapport au message qu’il véhicule. Car à n’en pas douter, si l’alcool n’avait pas existé, l’homme aurait trouvé autre chose, une autre addiction pour échapper à sa condition. Bien évidemment l’excès d’alcool peut détruire des vies et tuer. Sous ses apparences de célébration de l’ivresse, le sujet de Drunk est bien plus vaste, nuancé et riche.
Drunk suit quatre hommes dans la quarantaine en pleine crise(s) existentielle(s) (crise identitaire, vide existentiel et ennui existentiel). La crise existentielle est un phénomène qui n’est pas en relation avec les conditions matérielles dans lesquelles on vit. Elle peut apparaître à tout moment de la vie et affecte aussi bien les hommes que les femmes, indépendamment de la situation financière, professionnelle ou de l’image sociale. C’est notre vision de la vie qui se brouille. On doute de tout, y compris de nos certitudes que l’on croyait pourtant solides.
Sans jamais juger ni chercher à provoquer – c’est une des forces caractéristique et indéniable de la singularité du cinéma de Thomas Vinterberg -, le film raconte le rêve d’hommes cherchant à échapper au temps et à la vie qui passe trop vite, cherchant à donner du sens à leurs vies, à donner du sens à la vie. Au travers des histoires intimes et personnelles des personnages, les fêlures apparaissent au grand jour et se révèlent à la conscience de chacun. Sans chercher à être moralisateur, Drunk pointe du doigt les limites des effets et de l’utilité de l’alcool dans son éventuel rôle bénéfique dans nos vies et révèle son côté utopique et illusoire.
Tous brillamment interprétés, les personnages singuliers du film, insolites, drôles, exubérants, mais aussi tristes, perdus et moralement épuisés, viennent traduire de manière remarquable la pensée du cinéaste sur ce sentiment de mal-être intense qui amène à se questionner sur sa propre existence, sur cette crise identitaire qui survient lorsque tout ce que nous pensions contrôler nous échappe. Déçus par leurs vies respectives, ces derniers ne savent plus quel chemin prendre. La liberté, l’amour et l’insouciance de leur jeunesse leur semblent loin. La mort se rapproche. Le quotidien leur parait morne. Le monde leur parait sans éclat et médiocre. Ils n’ont plus conscience des objectifs à suivre pour se réaliser. Ils n’ont plus de but pour donner du sens à leur vie. C’est pour se sortir de cette vie devenue insupportable et redécouvrir le sentiment perdu d’exister qu’ils se lancent dans l’expérience illusoire d’une consommation à outrance d’alcool durant leurs heures de travail. Une expérience qui leur donne de belles espérances et leur rend le désir d’exister, la fureur de vivre qu’ils avaient perdu. Mais pour combien de temps ? Mais à quel prix ? Vont-ils se sauver ou se perdre et se détruire ? Avec des risques et des conséquences pouvant être tragiques, l’alcool devient un moyen de reconquête de soi et de son existence, de reconquête de la vie.
Pour raconter ce qui est aussi et surtout, à l’écran comme à la vie, une histoire d’amitié, la distribution exceptionnelle du film est dominée par le toujours impérial Mads Mikkelsen que Thomas Vinterberg avait déjà dirigé dans La Chasse (Jagten, 2012) et à qui le rôle de Lucas lui avait valu le Prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes en 2012. Après une décennie passée à s’illustrer dans les salles de théâtres au Danemark, Mads Mikkelsen débute sur grand écran à l’âge de trente ans, au milieu des années 90. Accompagnant l’explosion de l’industrie cinématographique danoise, il se révèle en junkie au générique du sombre Pusher réalisé par Nicolas Winding Refn en 1996, puis devient une valeur sûre du cinéma scandinave. On le retrouve ainsi à l’affiche, entre autres, de Bleeder à nouveau réalisé par Nicolas Winding Refn en 1999 qui le dirigera par la suite dans Pusher 2 (2004) et Le Guerrier Silencieux (Valhalla Rising, 2009), de la comédie romantique Open Hearts (Elsker dig for evigt, 2002) et du drame After The Wedding (Efter Brylluppet, 2006) réalisés par Susanne Bier, ou encore des comédies noires et décalées Les Bouchers Verts (De Gronne slagtere, 2003), Adam’s Apples (Adams æbler, 2005) et Men & Chicken (Mænd & høns, 2015) réalisées par Anders Thomas Jensen. Son interprétation du Chiffre, le parfait méchant de Casino Royale (2006), le nouveau James Bond incarné par Daniel Craig et réalisé par Martin Campbell, lui vaudra une notoriété internationale. Il était également en tête d’affiche du western The Salvation (2014) de Kristian Levring et de Arctic (2019) de Joe Penna. Mads Mikkelsen est tout simplement extraordinaire dans son jeu et sa composition du personnage de Martin.
A ses côtés, on retrouve au casting du film d’autres fidèles (et amis) du cinéaste à commencer par Thomas Bo Larsen qui était déjà à l’affiche de Les Héros (1996), premier long métrage du réalisateur, mais aussi de Festen, It’s All About Love, Dear Wendy, Un homme rentre chez lui (En mand kommer hjem, 2007) inédit dans les salles en France, ou encore de La Chasse. On a également pu voir ce dernier dans des films aussi divers et variés que, A Second Chance (En Chance til, 2014) de Susanne Bier ou encore The Wave (Bølgen, 2015) de Roar Uthaug. Thomas Bo Larsen incarne ici le personnage torturé et touchant de Tommy, professeur de sport et coach d’une équipe junior de football, qui trouve du réconfort dans l’expérience alcoolique qu’il va tenter avec ses amis profs.
Magnus Millang qui interprète le personnage de Nikolaj, joyeux drille père de famille gentiment dépassé qui tente aux côtés de ses amis d’oublier ses soucis entre son travail de professeur de philo et son cercle familial étouffant, a commencé à travailler avec Vinterberg sur le film La Communauté (2016), collaboration qui s’est poursuivie avec Kursk (2019). Magnus Millang a fait ses débuts sur grand écran dans le film Les Enquêtes du Département V : Miséricorde (2013) réalisé par Mikkel Norgaard.
Lars Ranthe qui joue ici le personnage de Peter, professeur de musique et de chant qui, sous couvert de son calme apparent, rassure ses amis, a quant à lui déjà été dirigé par le metteur en scène dans La Chasse (Jagten, 2012) et La Communauté. On l’a également vu à l’affiche de Les Bouchers Verts et Adam’s Apples réalisés par Anders Thomas Jensen.
Drunk marque la première collaboration entre la comédienne Maria Bonnevie et le cinéaste. Elle interprète ici le personnage de Trine. Figure importante du cinéma nordique, on l’a vue entre autres à l’affiche de Insomnia (1997) d’Erik Skjoldbjaerg ou encore de A Second Chance (2014) de Susanne Bier. Le personnage d’Amalie est interprété par l’actrice Helene Reingaard Neumann qui a fait ses débuts en interprétant le personnage de Claudia dans Un Homme rentre chez lui (2007) de Vinterberg et qui a continué sa collaboration avec ce dernier en jouant dans Submarino (2010) et La Communauté. Vue également à l’affiche de La Chasse, notons également la présence au casting de Drunk de l’une des comédiennes les plus emblématiques du Danemark, Susse Wold qui interprète ici le rôle de Rektor.
Comme à son habitude et pour notre plus grand plaisir de spectateur amoureux du septième Art, Vinterberg n’hésite pas un instant à user aussi brillamment que malicieusement de la forme pour illustrer son propos et, sans circonlocution, ancrer le film dans une réalité crue et âpre. La fluidité de sa mise en scène, son utilisation de la caméra à l’épaule, libre, nerveuse, virevoltante et toujours au plus proche de ses personnages tout en restant pudique, son délicat travail sur les teintes et le grain de la photographie, le choix du format de l’image ou encore le rythme du montage s’accordant à celui de l’écriture du scénario construit sur le schéma d’une nuit alcoolisée, viennent parfaire et traduire la maitrise de son discours, de son sujet et de son message, viennent parfaire la maitrise de son film. La maîtrise technique dont le metteur en scène fait preuve ici avec un soin tout particulier apporté aux sons associés au liquide (alcools, verres, bouteilles, glaçons, …), contribue à reconstituer avec justesse l’atmosphère bien particulière des soirées alcoolisées et plonge le spectateur dans une immersion totale. L’alcool et ses effets infusent littéralement l’écriture du scénario, la mise en scène et le jeu des comédiens. Mais la liesse que partage le spectateur avec celle des personnages au début du film n’est qu’une illusion qui ne sera que de courte durée. Le verre de trop en aura vite raison et en un instant, tout va s’écrouler. Toute la violence enfouie refait surface et il faut en assumer les conséquences. De magnifiques scènes, fortes et poignantes, ne sont pas sans évoquer par leur traitement le cinéma de Bergman ou encore celui de Cassavetes.
Habitué des drames intimistes puissants aux sujets sulfureux et dérangeants (inceste, pédophilie, …), avec Drunk, Thomas Vinterberg reste fidèle à lui-même et traite à nouveau un sujet grave et sérieux sans jamais être démonstratif. Comme avec la famille dans Festen, la population d’un petit village dans La Chasse ou encore le groupe communautaire utopique dans La Communauté, le réalisateur se sert d’un microcosme pour observer les dysfonctionnements des individus. Une fois de plus, en confrontant crûment l’Homme à la Société, mais aussi en confrontant l’Homme à lui-même, c’est avec intelligence et dans un style maîtrisé qu’il met la lumière sur les travers et les limites de l’individu, sur les « faiblesses » et les failles des Hommes.
Fine analyse sociologique et psychologique, à travers ce groupe d’hommes inapte au bonheur, le cinéaste observe et dénonce autant les hypocrisies, les secrets et les non-dits des hommes que les conventions sociales et le mal-être qu’elles peuvent engendrer. Il décrit avec justesse la scission qui existe entre les caractères, l’intimité et la psychologie des individus face aux exigences qu’impose le « vivre-ensemble » de la société avec ses codes. Le constat de cette dissociation entre le « soi », Être intime, et le « soi », Être social, révèle la schizophrénie présente en chacun de nous. Œuvre profonde et puissante, flirtant subtilement entre les genres Drunk a à la fois des accents de comédie, de drame social et de drame psychologique. Une œuvre existentielle unique en son genre qui dans un monde de plus en plus dangereusement puritain, mais avec une consommation d’alcool élevée au niveau mondial, même à un très jeune âge, donne matière à réflexion au spectateur. Un hymne à l’amitié. Un hymne à la vie à la fois tragique et humaniste. Une nouvelle réussite pour Vinterberg. Immanquable.
Steve Le Nedelec
Drunk (Druk) un film de Thomas Vinterberg avec Mads Mikkelsen, Thomas Bo Larsen, Lars Ranthe, Magnus Millang, Maria Bonnevie, Helene Reingaard Neumann, Susse Wold, Silas Cornelius Van… Scénario : Thomas Vinterberg et Tobias Lindholm. Image : Sturla Brandth Grovlen. Décors : Sabine Hviid. Costumes : Ellen Lens et Manon Rasmussen. Montage : Anne Osterud et Janus Billeskov Jansen. Producteurs : Sisse Graum Jorgensen et Kasper Dissing. Production : Zentropa Entertainments – Film i Väst – Topkapi Films – Zentropa International Netherlands – Zentropa International Sweden. Distribution (France) : Haut & Court (sortie le 14 octobre 2020). Danemark – Suède – Pays-Bas. 2020. 117 minutes. Couleur. Format image : 2.00 :1. Tous Publics. Festival de Cannes – Sélection officielle 2020.