Dans un lotissement en province, trois voisins sont en prise avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. Il y a Marie, victime de chantage avec une sextape, Bertrand, dont la fille est harcelée au lycée, et Christine, chauffeur VTC dépitée de voir que les notes de ses clients refusent de décoller. Ensemble, ils décident de partir en guerre contre les géants d’internet. Une bataille foutue d’avance, quoique…
Dixième film, du duo des Grolandais Delépine-Kervern, en comptant leur moyen-métrage Mords-Les ! avec Brigitte Fontaine, après Aaltra (2003), Avida (2005), Mammuth (2010), Le Grand soir (2011), Near Death Experience (2014), Saint Amour (2016) ou encore I Feel Good (2017), drôle et cinglant, social et poétique, dans la lignée de leur travail, Effacer l’historique est une critique acerbe de notre époque, une critique de notre société, de notre monde.
Effacer l’historique dénonce les effets néfastes, pour ne pas dire les dégâts, de l’ère numérique sur l’individu. Entre les boites vocales et les codes à n’en plus finir des assurances, des banques, des forfaits de téléphone, des chaines de télévision, d’internet, des impôts et autres, nous sommes aujourd’hui tous victimes de ces (contres) progrès qui nous font perdre un temps fou et saturent nos charges mentales à nous épuiser, à nous abrutir. Noter ses multiples et complexes identifiants dans le congélateur comme le fait le personnage de Marie, témoigne précisément de l’absurdité des nouvelles technologies de notre époque.
Dans le cloud, anonymes, nos actions dans le monde et nos interactions avec l’autre sont violentes et désincarnées. Ecrasant notre personnalité et notre humanité, le monstre numérique ne fait que ressortir ce qu’il y a de plus mauvais et idiot chez l’homme.
L’ère numérique nous enferme chez nous, nous isole et nous déshumanise. Le plus dramatique est que nous payons pour ça ! Les personnages du film souffrent d’une inexorable solitude. Ils se côtoient mais s’ignorent, ne se connaissent pas. Leur association dans le film met en avant la disparition du collectif et le paradoxe de l’individualisme dans un monde ultra connecté. Le mouvement des Gilets jaunes est également évoqué dans le film comme un espoir au retour du dialogue entre les individus, à un retour du lien social. Il faut prévenir toute une génération aliénée aux réseaux sociaux qu’avoir des centaines ou des milliers d’« amis » virtuels c’est la même chose que d’en avoir aucun dans la vie. Dépendant, on se cloitre chez soi pour regarder des séries médiocres sur son grand écran plat. On est vissé à son smartphone en permanence. On s’enferme dans sa chambre pour jouer aux jeux vidéo. Le personnage de Christine révèle le temps que l’on passe sur internet à scruter les notes que l’on nous donne et à noter tout et n’importe quoi, comme à l’école. A quand une note pour nos vies sur nos sépultures ? On paye nos factures, nos dettes, nos multiples abonnements et autres forfaits… Infantilisés à l’extrême, il faut alerter les individus de nos sociétés modernes que le bonheur n’est pas d’« avoir à tout prix ». Le matraquage publicitaire à outrance des industries nous fait croire que posséder nous rendra plus heureux mais il n’existe que pour vendre et pour que ces dernières s’enrichissent encore et toujours plus, sans aucun scrupule. Le commerce n’est pas et ne sera jamais le remède du mal-être contemporain dont nous sommes tous à la fois les témoins, les responsables et les victimes consentantes. Au mieux, ce commerce ne nous ajoute que des crédits supplémentaires. La misère des gens qui vivent dans les pavillons des lotissements sans jamais se parler n’est pas économique mais existentielle. Il est donc vital aujourd’hui de conjuguer sa vie avec le bon auxiliaire. Nous devons conjuguer nos vies avec l’auxiliaire être et non pas avec l’auxiliaire avoir.
Alors comment nous battre contre cette situation ? Contre qui nous révolter quand il n’y a plus d’interlocuteur ? Comment nous battre contre « personne » ? Comment nous battre contre nous-mêmes ? C’est ce que raconte le film. Chacun avec ses différentes problématiques, nos trois personnages vont donc tenter de se rendre dans les derniers endroits physiques du monde réel où il est encore possible d’avoir ou de supprimer une information.
Pour incarner le trio des acteurs principaux de cette fable émouvante et acerbe sur notre société, on retrouve trois comédiens à la fois très différents et en parfaite communion d’esprit et de jeu, trois nouveaux comédiens dans l’univers des auteurs. Pour le personnage de Christine, chauffeur VTC chez Hollywood VIP Star Car, déprimée par les mauvaises notes de ses clients, avec son côté « grande gueule », animal sauvage et instinctif, le jeu de Corinne Masiero est juste et précis comme peut l’être celui de Depardieu. Fragile et touchant, Denis Podalydès est ici, une fois encore, excellent. Avec son don pour la comédie il incarne de manière remarquable le personnage lunaire de Bertrand, serrurier désespéré et surendetté, fan de Céline Dion et proie naïve idéale aux chimères du Net, dont la fille est victime de harcèlement numérique sur les réseaux sociaux. Quant au personnage de Marie, divorcée, alcoolique, dépressive et victime d’un chantage à la sextape par un étudiant qui se justifie par le fait qu’il doit bien payer ses études de commerce (il a de l’avenir devant lui dans ce nouveau monde), la comédienne Blanche Gardin s’impose ici comme une évidence tant la justesse, la drôlerie et l’humanité de son jeu correspondent à l’univers et à l’humour des auteurs. Résidant au sein d’un même lotissement qui se trouve nulle part et partout à la fois, ces trois personnages se sont connus récemment sur un rond-point lors du mouvement Gilets jaunes. Alors que « Dieu » lui-même semble être impuissant pour changer les choses, déterminés, tel Don Quichotte, ensemble, ils vont tenter de partir combattre les GAFA pour reprendre le contrôle de leurs vies numériques, ou tout simplement de leurs vies. Ces anti-héros rêvent d’un chamboulement social. Ils rêvent de la destruction de cet ordre établi. Leurs chemins et leurs actions sont une remise en cause radicale du monde dans lequel ils « vivent ». Un monde déshumanisé par les privatisations des multinationales. Un monde devenu virtuel dans lequel les individus sont seuls, isolés et, dans le même temps, uniformisés. Face à cette désespérante uniformité déshumanisée, ces derniers vont se battre et résister.
A leurs côtés, pour interpréter les savoureux seconds rôles de leur dixième film ensemble, Delépine et Kervern ont tenu à regrouper les personnes qu’ils aiment. On retrouve donc également à l’affiche du film les comédiens Vincent Lacoste, Benoît Poelvoorde, Bouli Lanners, Vincent Dedienne ou encore Michel Houellebecq.
Formidable portrait féroce de nos sociétés contemporaines avec ses injustices et sa dureté qui conduisent à la marginalisation de l’individu, au désespoir et à la névrose, Effacer l’historique atteste avec une intelligence rare du fait que les fractures sociale, économique et numérique sont liées. Le numérique provoque la fermeture des services publics dans nos campagnes où il est courant de devoir faire des dizaines de kilomètres pour trouver un bureau de poste. Dans le film on en rit, mais dans la vie c’est à pleurer. La réalité n’est plus ce qu’elle était. Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est nouveau, et ses maux le sont également. Le mal-être des individus résulte des maux de nos sociétés. Nos « vies connectées » ont fait disparaitre nos vies privées et ont engendré aussi bien l’extorsion de nos données personnelles qu’une surveillance permanente. Le monde marche sur la tête. Aujourd’hui, nous vivons dans le monde qu’annonçaient et redoutaient Kafka, Orwell ou Houellebecq.
Pour traiter un sujet tel que le diktat des GAFA et ses conséquences néfastes tel que l’isolement, la précarité et le conformisme des individus et donc de la société, Delépine et Kervern ont choisi le parti pris du grain de la pellicule super-16, du plan large aux angles volontairement bizarres. Ajouter à cela, leur inventivité et un cadre très soigné, donne un résultat choc : Un cinéma minimaliste et frontal. Ours d’Argent au 70ème Festival International du Film de Berlin, Effacer l’historique est bien plus qu’une excellente comédie. Il révèle avec une formidable acuité, l’irrationalité et la stupidité de l’approche systémique de nos politiques. A la fois grotesque et sérieux, lucide et désespéré, le film mélange les genres et flirte aussi bien avec le documentaire que le surréalisme. Effacer l’historique est une tragicomédie qui représente un véritable engagement politique.
Plus que dénoncer, Effacer l’historique défonce nos modes de vie contemporains et notre asservissement au monde numérique. Profondément humaniste, Effacer l’historique est un combat contre la médiocrité. Une claque !
Steve Le Nedelec
Effacer l’historique un film de Benoît Delépine et Gustave Kervern avec Blanche Gardin, Denis Podalydès, Corinne Masiero, Vincent Lacoste, Benoît Poelvoorde, Vincent Dedienne, Bouli Lanners, Philippe Rebbot, Michel Houellebecq… Scénario : Benoît Delépine et Gustave Kervern. Images : Hugues Poulain. Décors : Madphil. Costumes : Agnès Noden. Montage : Stéphane Elmadjian. Producteurs : Benoît Delépine, Gustave Kervern, Sylvie Pialat, Benoît Quainon. Production : No Money Productions – Les Films du Worso – France 3 Cinéma – Scope Pictures – Pictanova. Distribution (France) : Ad Vitam (sortie le 26 août 2020). France – Belgique. 2020. 106 minutes. Couleur. Format image : 2.35 :1. Son : 5.1. Tous Publics. Ours d’Argent, Festival de Berlin, 2020.