Eddie Shannon (Mickey Rooney) est un passionné de courses automobiles. Un accident l’a défiguré et a détruit ses ambitions. Il investit ce qu’il gagne dans des compétitions de seconde zone. Excellent pilote, il exerce toutefois ses talents comme chef mécanicien dans un important garage de Los Angeles. Homme réservé et frustré, il subit les remarques machistes de ses collègues de travail. Un beau jour, une magnifique femme, Barbara Mathews (Dianne Foster) demande expressément que Shannon s’occupe de sa voiture. Elle est si délicate et prévenante avec Eddie, qu’il en tombe amoureux…
Le Destin au tournant est le premier film à attirer l’attention sur Richard Quine. Ce qu’il y a de plus surprenant dans ce film noir est qu’il préfigure ce que sera sa relation avec sa muse, Kim Novak, qu’il dirigera quelques mois après ce film dans le formidable Du plomb pour l’inspecteur. Elle fera de lui son « jouet » et lui se mettra totalement à son service pour une série de films remarquables. On peut se demander si Eddie Shannon n’est pas une projection de Richard Quine. Eddie se soumet volontairement et totalement à une relation masochiste, portant au sommet de l’idolâtrie, Barbara, qui accepte contrainte et forcée cette situation. Le cœur du film est là, curieusement rehaussé par la banalité du cadre, la platitude de la ville, sur fond de quotidienneté morose et triste.
Le Destin est au tournant est écrit par Blake Edwards (futur réalisateur des Panthère Rose, entre autres) ami fidèle de Quine. Le scénario a souvent été décrit comme un démarquage des Tueurs (The Killers, 1946) de Robert Siodmak et de la nouvelle d’Ernest Hemingway. Mais le sillon que creusent Edwards et Quine est ailleurs, dans la relation masochiste entre ses deux protagonistes principaux. Cette situation est complexe. Comme souvent chez Blake Edwards, la sexualité joue un rôle essentiel entre les individus. Le désir sous toutes ses formes est le moteur de l’action, quitte à entraîner le héros ou l’héroïne sur des rivages inconnus. Ne nous emballons pas, nous sommes au début de la carrière de Blake Edwards et Richard Quine. Le premier ira bien plus loin sur la route des sexualités avec par exemple : Victor Victoria (1982) ou Dans la peau d’une blonde (Switch, 1991) avec leur brouillage des identités sexuelles.
Eddie Shannon est un homme diminué, fragile, qui doit subir quotidiennement les remarques blessantes (sur sa non-sexualité) de ses collègues. Installés en sous-sol, les mécaniciens ont tout loisir d’observer par les fenêtres à ras du sol, les jambes des belles clientes qui déambulent sur le trottoir. Ses collègues sont obnubilés par leurs conquêtes supposées ou réelles. Eddie est leur souffre-douleur. Il vit seul, dans une chambre triste à pleurer, enfermé dans les miasmes de son rêve brisé (devenir champion automobile). Il n’a d’autre horizon que ses vieilles coupes glanées au gré des compétitions et des posters de ses idoles de la route. Il se laisse embobiner par Barbara, mais ses sentiments envers elle sont bien réels. Il est plus que sous le charme, totalement fasciné par Barbara. Il accepte tout et plonge dans les marges de la société.
Je ne sais trop pourquoi je n’ai jamais été sensible au jeu de Mickey Rooney, pourtant, il est excellent dans ce film. Il ne fait aucun doute que Le Destin est au tournant, est l’une de ses meilleures compositions. Rooney est surtout connu pour ses personnages extravertis, de véritables piles d’énergie. Au contraire, dans Le Destin est au tournant, il est introverti et en retrait. Il utilise même sa taille (plus petit que Dianne Foster), afin de faire ressortir de son personnage toute la frustration nécessaire à le rendre touchant.
Dianne Foster incarne une femme fatale sur une telle gamme de nuances que son personnage sort de son statut de mante religieuse. Barbara Mathews entraîne Eddie dans une machination, mais ses sentiments sont troubles, elle regrette ce qu’elle fait, elle a de l’empathie pour lui et accepte cette relation masochiste. Coincée entre un homme sans espoir d’avenir, Eddie (qu’elle comprend) et un truand (qu’elle tente de fuir) avec des tas de plans sur la comète, Barbara navigue à vue. C’est un beau personnage auquel Dianne Foster donne plus qu’une sensibilité, une véritable humanité.
Le Destin est au tournant, est un film noir, très noir, extrêmement attachant.
Fernand Garcia
Le Destin est au tournant, une édition Sidonis Calysta dans sa Collection Film noir, en complément deux présentations : « une histoire d’amour triste » par François Guérif (7 minutes). « Le film joue en permanence de la fascination de Mickey Rooney sur Dianne Foster » par Patrick Brion (6 minutes), enfin, la bande-annonce de ce beau film noir.
Le Destin est au tournant (Drive A Crooked Road) un film de Richard Quine avec Mickey Rooney, Dianne Foster, Kevin McCarthy, Jack Kelly, Harry Landers, Jerry Paris, Paul Picerni… Scénario : Blake Edwards Adaptation : Richard Quine d’après une histoire de James Benson Nablo. Directeur de la photographie : Charles Lawton, Jr. Décors : Walter Holscher. Montage : Jerome Thoms. Producteur : Jonie Taps. Production : Columbia Pictures Corporation. Etats-Unis. 1954. 83 minutes. Noir et blanc. Format image : 1,85 :1 – 16/9e Son : Version Française et Version Originale sans-titrée en français. Tous Publics.