Une silhouette vêtue d’un pantalon écossais et d’un gilet rouge monte in-extremis dans un avion, c’est Wendell Armbruster Jr (Jack Lemmon) qui n’a pas eu le temps de se changer. Parti directement de sa partie de golf, il va récupérer le corps de son père, Wendell Armbruster Sr, grand capitaine d’industrie, qui a eu la mauvaise idée de mourir sur l’île italienne d’Ischia où il allait chaque été en cure thermale. Dans l’avion, il soudoie un homme aux grosses lunettes pour lui racheter son costume, ils s’enferment ensemble dans les toilettes (scandale parmi les hôtesses et les passagers) et ressortent en ayant échangé leurs vêtements, le costume noir de l’homme trop petit pour Wendell. Dans le train puis le bateau qu’il prend pour continuer son voyage, il remarque une jeune femme un peu boulotte, Pamela Piggott (Juliet Mills), qui paraît faire le même trajet que lui. Arrivé sur place, il comprend que son père était accompagné de sa maîtresse, la mère de miss Piggott, lorsqu’ils ont eu leur accident de voiture fatal.
Wendell Armbruster Jr, c’est le cousin du C.C. Baxter de La garçonnière réalisé 12 ans plus tôt par Wilder (et joué par le même Jack Lemmon), c’est ce que serait devenu Baxter s’il n’avait pas décidé de devenir un « mensch », un être humain véritable, en crachant symboliquement à la gueule de son patron et du système. Wendell est un petit chef arrogant, pressé et sûr de lui, qui parle et agit tout à fait conformément à ce qu’on attend d’un chef d’entreprise américain (il est à vrai dire devenu l’équivalent du chef de Baxter, le méprisable Jeff Sheldrake, et utilise un langage très proche du sien : « Ce n’est pas parce qu’un homme est marié qu’il ne peut pas fricoter avec sa secrétaire, on passe deux nuits ensemble et ciao !« ). Bien sûr on ne peut pas vraiment comparer sa trajectoire avec celle de Baxter, Wendell Jr n’a pas eu à se compromettre pour grimper les échelons, Papa l’avait fait avant lui, et Wendell est en quelque sorte né dans la compromission et n’a eu qu’à profiter d’une situation où le mal était déjà fait. Il porte le même prénom que son père (et le « Junior » dans la société et le cinéma américains m’apparaît toujours comme particulièrement exotique, une façon de mettre quelqu’un dans la position intenable d’être la copie de son père et de faire mieux que lui), mais cela ne semble pas avoir contribué à leur rapprochement, et même s’il occupe une position élevée dans l’entreprise dirigée et créée par son père, Wendell Jr paraît très peu affecté par la mort de Wendell Sr. (Jack Lemmon est formidable dans ce rôle, comme toujours. C’est le cinquième film qu’il fait avec Wilder, ils en feront encore deux ensemble. L’incroyable plasticité de son visage, de sa voix, son sens du timing et de l’espace, sa présence corporelle, la précision de ses gestes, un instinct de l’exagération qui l’empêche toujours de tomber dans la caricature, tout cela en fait une des incarnations idéales des scénarios de Billy Wilder, eux aussi d’une redoutable précision.)
La satire sociale dans Avanti ! est moins virulente que dans La garçonnière, d’abord parce que le film nous transporte sur une île italienne, et Wilder ne connaît sans doute pas l’Italie aussi bien que la société américaine. Tous les clichés de l’italianité sont là : les pauses-déjeuner interminables, le goût pour l’adultère, la drague, la paperasserie, la débrouillardise, le farniente, les pâtes, le soleil, la mafia locale, les relents de fascisme mussolinien, ainsi que quelques stéréotypes sexistes comme la sicilienne à moustache qui finit par revolvériser le valet Bruno qui l’avait mise enceinte, le tout baigné par une musique qui recycle des chansons italiennes et attaque elle aussi frontalement les clichés du genre, sirop et mandoline. La mise en scène très classique, l’origine théâtrale du scénario, le tournage de certains intérieurs en studio (dans les Studios Palatino de Rome), l’éclairage parfois pléthorique, ajoutent à l’impression qu’on peut avoir d’un film de vieux monsieur (Wilder a alors 66 ans), d’un côté légèrement ringard façon « Chance aux chansons », daté et vieillot. Wilder lui-même se moquait gentiment des barbus du « nouvel Hollywood », Coppola, Spielberg, De Palma, Lucas et les autres, et de leur manie de bouger la caméra dans tous les sens. Il venait aussi de vivre le douloureux dépeçage par la United Artists de son très beau film La vie privée de Sherlock Holmes et voulait justement s’éloigner du système des studios américains, en tournant en Europe avec des capitaux essentiellement européens.
C’est peut-être précisément ce dépaysement qui le fait prendre ces clichés à bras-le-corps avec un enthousiasme juvénile, saisir tout ce qu’il peut de couleurs locales, de soleil, de lumière, de visages et de corps italiens hétéroclites, de joie de vivre, de musique, de chanteur roucoulant, pour se rouler au milieu de tout ça jusqu’à l’ivresse. Il met des Vésuves en éruption/éjaculation sur tous les murs des décors, il engage le chef-opérateur italien Luigi Kuveiller qui inonde les images de lumière (il avait vu son travail sur Un coin tranquille à la campagne, l’étonnant film d’Elio Petri – c’est aussi le chef-opérateur de La classe ouvrière va au paradis du même Petri, et en 75 des Frissons de l’angoisse d’Argento, c’est dire si ce n’est pas n’importe qui), et il jette là-dedans le prototype de l’américain moyen qui a réussi. C’est ce qu’on appelle un choc culturel. Le speedé Wendell Jr en perd ses moyens, son sang-froid, jusqu’à son caleçon. Ses certitudes se dissolvent à mesure que le climat italien prend possession de son corps et de son esprit. Pamela Piggott, elle, est d’emblée tout à fait à l’aise dans cet environnement, loin de son travail tristounet de vendeuse dans un petit magasin de Londres. Elle accueille tout ce qui lui est offert avec joie et gratitude, même si elle est là pour enterrer sa mère. Elle est comme un poisson dans l’eau à Ischia, et c’est elle qui plonge la première pour se baigner nue dans la mer, entraînant à sa suite un Wendell plus que réticent (et qui garde ses chaussettes). Le film ralentit, baguenaude, la mécanique wilderienne se fait moins rigoureuse, le canevas de l’histoire se relâche. La garçonnière était sombre et nocturne et racontait l’oppression physique et morale des individus à travers un scénario implacable, Avanti ! est lumineux et solaire et nous montre des corps qui se libèrent des carcans sociaux et voyagent vers leur épanouissement. Le film et ses personnages se laissent gagner par la douceur de vivre (et la douceur de mourir dans un si beau décor), loin de l’hypocrisie et du puritanisme américain.
L’heure n’est plus tellement à la révolte contre l’ordre social. Wilder a vieilli, Jack Lemmon a vieilli, le cinéma hollywoodien a vieilli. Les jeunes barbus du nouvel Hollywood tiennent la place plutôt brillamment. C’est en effet un film de vieux monsieur, de vieux monsieur qui en connaît un rayon sur les films et sur la vie. Dans Avanti ! on ne se rebelle plus, on s’adapte, on s’arrange, on fait avec, on grossit (comme Pamela Piggott), on devient un type imbuvable (comme Wendell – qui lui-même est incapable de boire le café italien – « Vous devriez prendre un bain de boue » lui dit le directeur de l’hôtel à son arrivée. « J’en ai déjà pris un dans le train, ils appellent ça un espresso« , lui répond Wendell). Je ne sais pas trop pourquoi, je pense à ce film de Grémillon, Pattes blanches, où à la fin du film Paul Bernard, aristocrate déchu dont la devise familiale est « Plutôt mourir que faillir« , demande à une armure vide qui orne son château en ruines : « Et accepter, tu n’y as jamais pensé ? » Ici aussi, il semble qu’on n’ait pas tellement d’autre choix que d’accepter la réalité telle qu’elle est : bancale, insatisfaisante, injuste, à jamais imparfaite, et on ne peut que tenter de grappiller quelques heures, quelques jours de bonheur bref.
Ce qui est aussi très beau dans ce film, c’est cette omniprésence de la mort – puisque dès le départ, les deux personnages principaux sont réunis par la mort de leurs parents, et qu’ils se rencontrent littéralement devant les deux cadavres. Là encore, comme souvent chez Wilder, la comédie et la tragédie sont inextricablement mêlées. Les corps sous les draps blancs, dans la très belle scène de la morgue, ont une présence palpable, comme les fleurs jaunes que Pamela dispose sur chacun d’eux. Il y a des gags autour de cercueils qui n’arrivent pas (ou arrivent en trop grand nombre), un enlèvement de cadavres avec demande de rançon, l’évocation d’un suicide raté, un mort qu’on nomme attaché d’ambassade. La comédie solaire est aussi particulièrement noire. Wilder s’en donne à cœur joie et en rajoute dans le macabre, comme dopé par la proximité du Vésuve et de Pompéi et par la « forza del destino« . Et puis Éros et Thanatos, comme chacun sait, sont de vieux copains.
Il y a dans Avanti ! des morts (cachés sous des draps) et des acteurs nus (le film aurait pu s’appeler « Les nus et les morts« , mais le titre était déjà pris). Juliet Mills et Jack Lemmon se baignent nus dans la mer, puis prennent un bain de soleil sur un rocher, « comme deux bébés phoques » précise Wendell/Jack Lemmon, qui n’est pas enthousiasmé par l’expérience. Plus tard on le verra encore nu de dos dans sa salle de bain sortant de la baignoire. C’est assez rare dans les films de Billy Wilder de voir des gens sans vêtement. Lemmon n’a pas spécialement un corps d’athlète, à 47 ans il a la fesse légèrement flasque. Juliet Mills, petite femme d’1m57, a pris 12 kg pour le rôle à la demande de Billy Wilder, et Wendell la traite entre autre de « fat ass » (gros derche) au début du film. Sa blondeur replète et joyeuse est d’une accueillante féminité, mais sans doute pas tout à fait dans les canons de la beauté classique. 1972 est aussi l’année de sortie de Frenzy, un des derniers Hitchcock, un autre film de vieux monsieur (73 ans), où il y a, entre beaucoup d’autres choses, un cadavre de femme nue cachée dans un camion au milieu des pommes de terre. Il faut croire que ces vieux messieurs ont sur leurs vieux jours développé un goût pour la fesse, fraîche ou non, en tout cas pour la chair nue. Pas besoin d’être un jeune hippie pour vouloir mettre tout le monde à poil. Chez Wilder, c’est malgré tout plus souriant que chez Hitchcock, il faut bien que les corps exultent.
Les noms de famille des personnages sont aussi dans leurs genres très parlants. « Pamela Piggott » fait aujourd’hui penser à la Miss Piggy du Muppet Show, apparue quelques années après le film, cochonne blonde trop maquillée; et l’allitération en P a tendance à contrebalancer le côté cochon par une attaque volontaire et énergique. J’entends dans le « Wendell Armbruster » quelque chose d’un peu boueux, comme le café qu’il n’arrive pas à boire, quelque chose qui s’enlise et qui s’embourbe dans le ramolli, qui pédale dans la semoule (avec en même temps l’éventuelle violence du « armbruster » proche de « arm buster », casseur de bras, parce qu’un chef d’entreprise est rarement un tendre). Comme pour Pamela Piggott, la redondance est encore plus flagrante pour « Carlo Carlucci », le directeur de l’hôtel, joué par le faux italien mais vrai néo-zélandais Clive Revill, spécialiste ès faux accents (il a joué des personnages de toutes sortes d’origines, dont des russes et des italiens, et venait de jouer dans le Modesty Blaise de Losey un double rôle d’écossais et d’arabe); le « Carlo » proche du « caro » (« cher » en italien) et la musicalité du « Carlucci » en font d’emblée un personnage sympathique. La redondance s’invite encore pour « J.J. Blodgett », où le doublement de l’initiale rappelle le héros CC Baxter de La garçonnière, mais où la sonorité générale penche plutôt vers le ridicule et le bloblotant, pour ce crypto-fasciste jovial et idiot qui se prend pour Batman.
Si les noms des personnages ont une tendance au bégaiement, les situations, elles aussi, bégaient. Les enfants répètent les gestes de leurs parents, dans leurs métiers comme dans leurs amours. Wendell Jr dirige une partie de l’entreprise de son père (et vraisemblablement après sa mort héritera de la totalité), Pamela reprend momentanément le travail de manucure de sa défunte mère, quand il s’agit de donner le change à JJ Blodgett arrivé inopinément dans la chambre des nouveaux amants. Wendell Jr est d’abord outré dans son conformisme puritain et médiocre par le long adultère commis par son père (ce qui le choque ce n’est pas l’adultère lui-même – il s’estime large d’esprit, mais le fait d’institutionnaliser cet adultère avec une maîtresse aimée), mais il finira par répéter ce même adultère. C’est là aussi l’ironie du « Junior » dont il est affublé : dans son conformisme comme dans sa « révolte », il finit toujours par faire comme son père. C’est peut-être cela, finalement, cette « forza del destino » qui est un des leitmotivs du film : le destin, c’est de refaire ce qu’ont fait nos parents. Dans La garçonnière les deux héros trouvaient leur liberté individuelle dans la démission, le rejet, la rupture avec leur situation d’oppression, alors que dans Avanti ! ils trouvent cette liberté dans la répétition des « fautes » de leurs prédécesseurs. C’est peut-être là aussi la grande ironie de ce titre : la simplicité et la force de l’injonction, en avant, entrez, avancez, allez-y, Avanti !, le dynamisme de l’invite, quand il ne s’agit d’abord que de ralentir (Wendell doit commencer par se mettre au tempo du farniente italien) puis de revenir en arrière vers une sorte de sagesse essentielle qu’avaient déjà trouvée les générations précédentes, accepter d’être ce qu’on est, accepter le monde et s’en accommoder au mieux.
Wilder, après l’insuccès commercial et critique d’Avanti !, devint sévère avec son propre film, le jugeant rétrospectivement un peu mou du genou. Pour lui, pour que le film ait été réellement subversif, il aurait fallu que le père ait non pas une maîtresse mais un amant : un père marié mais homosexuel et qui couche depuis 10 ans avec le garçon d’étage. Là effectivement, Wendell Jr aurait eu de quoi tomber de sa chaise. Je ne sais pas si un tel film aurait été mieux ou pire, mais le film tel qu’il est me paraît déjà particulièrement mordant. Tous ses aspects sirupeux sont constamment sapés par une ironie acide et un regard sans complaisance porté sur les petitesses et les noirceurs humaines. Les clichés se révèlent porteurs de vérités ancestrales, et même les paroles d’une des chansons populaires qui structure la B.O. du film, Un’ ora sola ti vorrei, une heure seulement je te voudrais (dont on entend le thème en introduction, puis pendant la séquence de la morgue, pendant celle de l’enterrement et pour le final – donc à des moments-clés), racontent aussi à leur manière le film, l’acceptation d’un bonheur qui ne durerait qu’une heure, ou un mois sur toute une année, un bonheur peut-être impur et immoral mais vrai, où l’on puisse momentanément être en accord avec la vie. Les morts rapprochent les vivants, les douleurs du deuil sont vécues en même temps que les joies de l’amour. Les enterrements sous le soleil d’Ischia se font en musique, devant les amants qui se sourient. Le film est traversé d’un lyrisme tranquille et d’une poignante mélancolie, on rit noir dans l’aveuglante lumière italienne. (Je repense aussi à la fin d’un poème de Paul-Jean Toulet : Parle tout bas, si c’est d’amour, / Au bord des tombes. Il y a dans ce film de Wilder un charme et une grâce qu’il est bien difficile de décrire.)
Emmanuelle Le Fur
Rimini Editions poursuit son aventure Billy Wilder avec Avanti !, image HD impeccable avec en suppléments : l’habituelle conversation entre Mathieu Macheret (Le Monde) et Frédéric Mercier (Transfuge) autour du film et de Billy Wilder (28 minutes). Avanti Pippo !, les souvenirs de tournage de l’acteur Pippo Franco, savoureux sur la méthode Wilder (15 minutes) et le film annonce d’Avanti ! Cette édition s’accompagne d’un livret : Et la tendresse ? Bordel !, reprise d’un titre de Patrick Schulmann, sympathique réalisateur et admirateur de Wilder, mais là, c’est entièrement consacré à Avanti !, de quoi être incollable sur le film, par Marc Toullec.
Avanti ! un film de Billy Wilder avec Jack Lemmon, Juliet Mills, Clive Revill, Edward Andrews, Gianfranco Barra, Franco Angrisano, Pippo Franco, Franco Acampora, Janet Agren… Scénario : Billy Wilder et I.A.L. Diamond d’après la pièce de Samuel A. Taylor. Directeur de la photographie : Luigi Kuveiller. Décors : Ferdinando Scarfiotti. Montage : Ralph E. Winters. Producteur : Billy Wilder. Production : The Mirish Corporation – Phalanx Productions – Jalem Productions – PEA. – United Artists. Etats-Unis – Italie. 1972. 144 minutes. Couleur. Format image : 1,85:1. Image 1920x1080p HD. Son Version originale avec ou sans sous-titre français et Version française. Dual Mono DTS HD. Tous Publics.