Revoir L’acrobate c’est revoir Claude Melki, revoir le corps de Claude Melki, un corps d’abord inadapté, bancal, maladroit, trébuchant, toujours prompt (comme l’eau de Francis Ponge) à se répandre au sol (de son propre fait ou parce qu’on lui fait un croc-en-jambe ou qu’on pousse son tabouret avant qu’il s’y assoit), un corps invisible qui se fond tellement dans le décor qu’on ne le remarque plus (- Tiens, vous êtes nouveau ? lui demande une cliente. – Non, ça fait 12 ans que je suis là, répond-il), mais aussi un corps qui se relève, qui ne reste pas à terre, un corps sec, nerveux, obstiné, endurant, un corps finalement glorieux, triomphant, dansant, chaloupant, un corps enfin qui réussit à prendre la mesure du monde.
L’acrobate du titre c’est lui, c’est Léon, un type petit et timide qui travaille au Fjord, l’établissement de « Bains-douches-sudation-massage-pédicure » de Madame Valentine (Edith Scob). Léon se fait gentiment malmener par les autres employés, Doudou, Roméo et Narcisse, et par la clientèle, essentiellement féminine. Il est solitaire, Léon, il a du bobo, Léon (comme dirait Boby Lapointe), parce qu’il n’a pas tellement de chance avec les filles. Des filles, pourtant, il y en a beaucoup dans son périmètre. Chez lui d’abord, puisqu’il partage un logement (un curieux bar désaffecté) avec sa cousine délurée Lili (Marion Game); au travail, où sa patronne oscille entre un dédain hautain et un (plus rare) maternalisme bienveillant, et où les clientes le snobent ou veulent le transformer en objet sexuel (quand elles ne répondent pas simplement « Je vous en prie pas de familiarité » dès qu’il demande leur nom); dans la rue en face de chez lui, où les riantes prostituées qui attendent le chaland ont aussi tendance à le snober, même quand il leur apporte des pâtisseries, et même s’il drague un peu l’une d’elles, l’élusive Fumée (Laurence Bru). Côté mâle, il y a surtout son copain Robert (Guy Marchand), blouson de cuir et grosse moto, son exact contraire : macho, multipliant les conquêtes, sûr de lui, gominé, condescendant. Un soir Lili emmène Léon voir un championnat de danse de salon, et il est tout de suite fasciné : il va désormais apprendre à danser le tango.
Claude Melki est entré très tôt dans la vie et l’œuvre de Pollet : alors que ce dernier effectue son service militaire au Service cinématographique des armées et qu’il détourne une caméra pendant ses moments de liberté pour, selon ses mots, « filmer l’ennui du dimanche », il filme un peu au hasard les danseurs d’une guinguette de Nogent-sur-Marne, et en regardant les rushes il est intrigué par un jeune homme qu’il réussit à retrouver : c’est Claude Melki, 18 ans, apprenti-tailleur dans le Sentier, qui devient en 1958 le héros/inspirateur/initiateur de son premier film, le court-métrage Pourvu qu’on ait l’ivresse. Suivront d’autres films avec Melki : La ligne de mire en 1960 (où Melki tient un petit rôle – long-métrage que Pollet désavoue et qui n’est pas sorti à l’époque), Gala en 1961 (autre court-métrage), le segment Rue Saint-Denis de Paris vu par… en 1965, L’amour c’est gai, l’amour c’est triste en 1971, L’acrobate en 1976, et une dernière mini-apparition dans Contretemps en 1990 (film où Pollet revisite son œuvre passée). Entré comme en contrebande dans son univers, il en devient une des lignes de force à travers la série des films dits « Léon » (du nom de son personnage). Comme l’explique Pollet : Je ne l’ai jamais interviewé pour construire ou nourrir mon scénario. Ce que j’ai reçu de lui se situait au niveau des propositions de jeu, du comportement qui pouvait éventuellement amener à modifier le scénario. Dès le départ, il n’y a pas eu véritablement de dialogue entre Claude et moi, mais un échange muet. Pas de collaboration à un niveau intellectuel, de l’élaboration d’un scénario, mais à un niveau instinctif.
L’épiphanie de leur rencontre fait donc de Pollet un cinéaste et de Claude Melki un acteur (il ne le sera d’ailleurs véritablement qu’avec Pollet, faisant de sa « carrière » avec d’autres cinéastes un parcours erratique, parce que trop singulier, trop excessif, trop sensible, trop amateur, trop alcoolique, trop peu fiable, et il mourra dans la misère en 1994, à 55 ans.) Le personnage de Léon qu’incarne Melki est un perdant magnifique, ou un gagnant morose, habité en tout cas de cette puissante mélancolie qui a dû être un des terrains communs de leur muette entente. Jean-Daniel Pollet était pourtant socialement et humainement le contraire de Claude Melki (il était l’héritier d’une riche famille bourgeoise d’industriels du Nord de la France ayant fait fortune dans le gaz carbonique, et était un très bel homme tendance play-boy), mais sa vie et sa trajectoire de cinéaste semblent avoir évolué sous le signe de la marge, de l’expérimentation hasardeuse, du refus de la ligne claire, et pour tout dire plutôt du côté de l’échec joyeux que du triste succès commercial.
Il y a apparemment deux directions distinctes dans la carrière de Pollet : celle des comédies « populaires » (« rhapsodie amoureuse comico-dramatique » selon Jean-Paul Fargier, grand ami et collaborateur) comme L’acrobate ou L’amour c’est gai, l’amour c’est triste, et celle des « films essais » (« composition sérielle poético-philosophique » toujours selon Fargier) comme Méditerranée, L’ordre ou Contretemps. On pourrait aussi dire plus simplement : les fictions et les documentaires. Sauf que chez Pollet il y a beaucoup de documentaire dans les fictions, et beaucoup de fiction dans les documentaires. Et de la philosophie, de la pensée, de la mise en structure, de l’abstraction un peu partout. Pollet lui-même disait (La Revue du Cinéma nov 1969) : Je refuse tout ce qui est avant-garde traditionnelle parce que je tiens absolument à conserver les deux directions et à les unir. (…) Il faudrait arriver à un niveau résultant de l’élévation des deux choses jusqu’à leur point de rencontre.
Le point de rencontre, c’est peut-être ici la danse, les arabesques dessinées par les corps et la musique. Slow, quick, quick, slow, le rythme à quatre temps du tango, seriné à Léon par le vieux couple exquis de professeurs de danse, se déploie, se propage dans la vie de Léon qui se met à danser tout le temps (et même pendant son travail au Fjord où il nous fait le ballet du balai), dans la musique d’Antoine Duhamel, dans le chaloupé de la caméra (presque toujours tenue à l’épaule par le chef-op Alain Levent), dans la structure même du film qui y trouve une sorte de liberté souveraine. Slow, quick, quick, slow, le tango, comme la vie, ça ralentit, ça accélère, ça ralentit à nouveau, et puis ça se répète à perte de vue, sans que ce soit jamais pareil.
Car le cinéma de Pollet est aussi un cinéma de la répétition, de la variation autour d’un thème. D’un film à l’autre, il reprend certains éléments, certains plans, pour en tirer des sens nouveaux, une poésie nouvelle. Le temple grec de Bassae existe aussi fragmentairement dans Méditerranée, il y a des plans de Méditerranée dans L’ordre, des plans de presque tous ses films précédents (y compris L’acrobate) dans Contretemps, et des fragments de Contretemps dans Dieu sait quoi (un de ses derniers films, autour de textes de Francis Ponge, et après qu’en 1989 un terrible accident l’ait cloué jusqu’à la fin de ses jours dans un fauteuil roulant – happé par un train pour avoir voulu filmer les rails de trop près…) Philippe Sollers parle dans Contretemps de l’Enfer de Dante et du paradis : La damnation, c’est d’être obligé de se répéter, dans les limites d’un corps qui a été condamné à ne réitérer que le même geste ou la même pensée très limitée. Le paradis, en revanche, c’est la répétition mélodique ou musicale de la joie qu’il y a à se répéter, dans l’illimité. Le personnage de Léon ne cesse ainsi de se réinventer de film en film, muet dans Pourvu qu’on ait l’ivresse, il parle un peu dans Paris vu par, et évolue vers plus d’abstraction et de dialogues dans L’amour c’est gai, l’amour c’est triste pour finalement arriver à l‘acrobate, où, peut-être, il se répète dans l’illimité.
La répétition, le recommencement, la spirale (telle l’ammonite fossile qui ouvre Contretemps), le cercle, les mouvements circulaires, autant de figures qui innervent le cinéma de Pollet et qu’on trouve en abondance dans L’acrobate. Elles culminent sans doute dans les séquences de danse, où la caméra s’emballe à mesure que Léon progresse dans les championnats de tango, tourbillonne autour de lui et au milieu des autres danseurs, évoluant parmi les couleurs éclatantes et les formes en corolle des incroyables robes des danseuses et des mouvements ultra-stylisés des participants, effleurant au passage des jurys aux physiques de ringards concentrés et des spectateurs aux habits de soirée démodés, véritable documentaire sur les concours de danses de l’époque (j’ai lu sur un site spécialisé que le tango pratiqué dans le film, le « tango de compétition de style anglais », allait disparaître quelques années plus tard au profit du tango argentin, le seul pratiqué encore aujourd’hui – alors que quand Léon dit à Georges, le vieux et tendre prof de tango, « Je veux pas danser façon musette, je veux danser façon argentine », Georges lui répond « Il n’y a plus de façon argentine, le tango a évolué » – comme quoi, même Georges peut se tromper.)
On trouve un autre avatar de ces formes circulaires dans le curieux gag quasi-existentiel de la boule de bowling : Léon va au bowling mais au moment du lancer, ses doigts reste coincés dans la boule, et ainsi débute une série de saynètes où Léon essaie de se débarrasser de sa boule, ou effectue des actes quotidiens encombré de cet objet incongru, ou danse avec cette excroissance (on passera sur les sous-entendus sexuels de la situation). Rosy, l’adorable vieille prof de danse (qui comme son mari Georges joue son propre rôle, et a dû être en son temps une exotique beauté brune), lui dit « Mais non, mon petit Léon, cette boule n’existe pas, c’est un rêve que tu fais ! » Il semble que toute cette longue séquence « boule » ait été rajoutée en fin de tournage, parce que Claude Melki était désespéré de voir le film se finir, et qu’en plus la chose ait été présentée comme un véritable « accident de tournage » aux assurances qui ont payé les jours supplémentaires. Une façon de boucler la boucle par la boule.
Pollet, dans un texte où il raconte sa lente remontée après son accident, aidé par les écrits de Francis Ponge, et sa progressive détermination à en faire un film (qui deviendra Dieu sait quoi), parle de ses premières idées de multiplier les images : Le pléonasme développait cette jouissance propre à la répétition. Il y avait là-dedans une ivresse de derviche tourneur. Peut-être y a-t-il un peu de cette ivresse de derviche tourneur dans L’acrobate, dans le film, dans les personnages du film, et dans ceux qui le regardent. En 1976 il a gagné le Prix de la critique au premier festival du film d’humour de Chamrousse, tandis que Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola en gagnait le Grand prix; dans la sélection cette année-là il y avait aussi Anatomie d’un rapport de Luc Moullet (une assez bonne année, somme toute). Le film de Pollet a pourtant été un échec public. Il nous parle d’un Paris populaire disparu, proche de celui de Mon oncle de Tati, un Paris où les putes savent danser le tango. Grâce à la danse, les amours de Léon prennent leur envol (même si on se doute qu’avec une fille comme Fumée, ça risque d’être un peu volatil – sinon elle s’appellerait Chewing-gum ou Sparadrap). Le film nous fait passer par mille chemins et mille émotions, et sa poésie fantaisiste et brute nous emmène dans un monde peu fréquenté par le cinéma français, un monde tourbillonnant et sombre, mélodieux et dissonant, plein des ruptures de rythme et des syncopes qui rendent la vie humaine plus captivante et plus fragile. Slow, quick, quick, slow, ça ralentit, ça accélère, c’est la mécanique du vivant, ça palpite comme un cœur, et comme le dit Georges, il faut savoir aimer avant de savoir danser.
Emmanuelle Le Fur
P.S. : Évidemment par ces temps de trouble contagion et de fermetures généralisées, les événements autour de Jean-Daniel Pollet n’ont plus cours ou sont repoussés à Dieu sait quand (fâcheux contretemps) : ainsi la rétrospective à la Cinémathèque française du 11 au 29 mars, et la sortie en salle d’une vingtaine de ses films restaurés à partir du 18 mars, sont remises aux Calendes grecques (et on espère avant). En attendant des jours meilleurs, on peut se consoler avec plusieurs livres-DVD édités par La Traverse / Les Éditions de l’OEil (Freddy Denaës et Gaël Teicher, qui sont aussi à l’origine des restaurations/sorties en salles susmentionnées et suspendues), parmi lesquels : Méditerranée / Bassae (accompagnés de textes de Yannick Haenel, Dominique Païni et Philippe Sollers), L’ordre / Pour mémoire (textes de Pierre Bergounioux et Maurice Born), L’acrobate (textes de Judith Revault d’Allonnes) ou Une balle au coeur (texte de Costas Ferris). Ou lire des livres édités par les mêmes : La Vie retrouvée de Jean-Daniel Pollet, où Jean-Paul Fargier fait parler Pollet d’outre-tombe pour une « fausse » autobiographie; L’Entre Vues, de Jean-Daniel Pollet et Gérard Leblanc; ou Tours d’horizon – Jean-Daniel Pollet de Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues. Et pour le moment on peut encore commander tout ça sur leur site (editionsdeloeil.com).
L’acrobate un film de Jean-Daniel Pollet avec Claude Melki, Guy Marchand, Laurence Bru, Micheline Dax, Marion Game, Edith Scob, Denise Glaser, Charlotte Alexandra, Jeane Manson… Scénario et dialogue : Jean-Daniel Pollet avec la collaboration de Jacques Lourcelles. Directeur de la photographie : Alain Levent. Costumes : Barbara Dick. Montage : Suzanne Baron. Musique : Antoine Duhamel. Producteurs : Jean-François Davy, Jean-Daniel Pollet, Brigitte Thomasgruel. Production : Ilios Films – Les Films du Chef Lieu – Contrechamp – ORTF. Distribution (France) : La Traverse. France. 1976. 101 minutes. Eastmancolor. Format image : 1.66. DCP. Version restaurée. Tous Publics. Rétrospective Cinémathèque française.