Les Hittites labourent la terre, en silence, avec résignation. Isaiah (Ernest Borgnine) est le grand-prêtre et guide de la secte des Hittites. En ce matin de dur labeur, comme à son habitude, Isaiah jetait un regard dégoûté vers la ferme de son fils honni, Jim Schmidt (Doug Barr), depuis son mariage avec Martha (Maren Jensen). Jim sort de chez lui dans son tracteur. Il s’en va labourer ses champs. Hors de vue, un Hittite, William Gluntz (Michael Berryman), s’approche à pas de loup de Faith (Lisa Hartman), la jeune fille de la voisine, qui s’adonne à son passe-temps favori, la peinture, art interdit dans sa communauté…
La Ferme de la terreur surprend immédiatement par le soin apporté à la photographie des plans d’ensemble, on se croirait dans des toiles naturalistes de XIXe siècle ou pour parler cinéma dans une filiation directe avec l’image de Nestor Almendros pour Les moissons du ciel (Days of Heaven, 1978) de Terrence Malick. Ce soin est manifeste aussi dans la justesse avec laquelle Wes Craven dresse le portrait du patriarche Isaiah. Homme rude et autoritaire qui par le pouvoir que lui confèrent une lecture délirante des Saintes Écritures gouverne la petite communauté. Tout progrès est considéré comme l’œuvre du Malin. La diabolisation de tout ce qui est extérieur à la communauté les a figés dans le temps et pétrifiés dans la peur du mal. Société ultra patriarcale, où le rôle de chacun est défini depuis l’enfance. L’éducation est le pilier de l’asservissement, bourrage de crane qui enferme les enfants dans un schéma de vie mortifère où absolument tout est tabou. Tous les désirs sont combattus et sévèrement punis. Humiliations publiques, contritions et châtiments corporels sont monnaies courantes. L’oppression est telle que le désir sexuel, refréné et diabolisé, se mue en perversion. L’enfermement sectaire des Hittites (secte imaginaire, mais qui reprend un schéma connu) aboutit à une forme de folie.
Wes Craven s’empare d’un scénario qu’il réadapte et auquel il injecte ses obsessions. On y décèle une part autobiographique non dans un sens direct, mais dans son renvoie au vécu du cinéaste. « Lorsque j’étais enfant, je n’avais pas le droit de voir des films ; c’était contraire aux principes de la religion dans laquelle on m’avait élevé : le Baptisme fondamental. Je ne suis entré dans une salle de cinéma qu’alors que j’étais en dernière année, à l’Université – et encore, en cachette ! » Wes Craven (in L’Ecran Fantastique n°24 – 1982). Un acte anodin comme une simple sortie au cinéma avec une fille devient pour un Hittite une transgression qui déclenchera les foudres divines. Wes Craven met face à face deux modes de vie, que représentent les deux fermes, et place entre les deux une troisième ferme. Occupée par deux femmes (une mère et sa fille), cette troisième ferme est une sorte de synthèse des deux autres. Synthèse impossible avec au bout du chemin: la démence. Tout s’oppose sur ses lopins de terre. Antagonisme qui ira s’amplifiant avec l’arrivée de Lana (Sharon Stone) et de Vicky (Susan Buckner), deux amies de Martha, à la suite de la mort de son mari.
Martha, Lana et Vicky sont des jeunes femmes modernes et libres dans leur corps. Elles portent des shorts, font du jogging, parlent avec leurs voisins, ce qui est le plus normal du monde, mais pour les Hittites, tout cela est démoniaque. Au premier rang, le corps, les formes féminines, les vêtements moulants sont l’œuvre du diable. Le corps doit être caché à la concupiscence des hommes par plusieurs couches de vêtements, sans couleurs, ternes. Le choc est rude pour les femmes Hittites, les trois femmes sont la remise en cause de toutes leurs années de soumission (contraintes et forcées), mais depuis longtemps acceptées. Les hommes Hittites s’excitent devant elles comme un adolescent sur la page centrale de Playboy.
Cet environnement paranoïaque déteint petit à petit sur les trois femmes. Isolées, elles sont assaillies par des forces cauchemardesques, autant réelles que rêvées. La tension psychologique, les pressions extérieures débouchent sur l’horreur. Pour la première fois, Wes Craven esquisse, ce qu’il développera par la suite dans la série des Freddy, la dimension psychanalytique des rêves. Connotation sexuelle explicite dans la séquence de la baignoire, où un serpent se faufile entre les jambes de Martha. Séquence que Craven reprendra dans Les griffes de la nuit (A Nightmare on Elm Street, 1984).
La Ferme de la terreur est un film charnière dans la carrière de Wes Craven. Il a encore un pied dans sa première période de film d’horreur trash, La dernière maison sur la gauche (The Last House on the Left, 1972) et La colline a des yeux (The Hills Haye Eyes, 1977), et un autre, dans ce que va devenir son cinéma, plus conforme aux canons d’un cinéma classique, acceptable par l’industrie. Wes Craven tente au début des années 80 de sortir de la marginalisation dans lequel est maintenu son cinéma. Juste avant La Ferme de la terreur, il réalisait L’Eté de la peur (Summer of Fear, 1978) avec Linda Blair (la possédée de L’Exorciste), thriller paranoïaque pour la télévision, exploité ensuite dans une version réduite au cinéma. A la même époque, Tobe Hooper, autre réalisateur des marges, auteur du prodigieux Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chain Saw Massacre, 1974), tente lui aussi le pari d’une reconnaissance plus classique avec sa mini-série Les vampires de Salem (Salem’s Lot, 1979), qui connaîtra aussi une exploitation en salles. Leurs parcours sont par bien des points similaires, Tobe Hooper et Wes Craven sont de la même génération, issus du cinéma indépendant, politiquement à gauche, révélés par des œuvres transgressives. Pourtant, Tobe Hooper ne réussira jamais à s’imposer. Il sera très violemment attaqué par une partie de la critique qui ne lui pardonnera jamais Massacre à la tronçonneuse inventant toutes sortes d’histoires à son encontre, allant jusqu’à le déposséder de la paternité de certains films comme Poltergeist (1982) au profit de son producteur, Steven Spielberg (avec son aide, il est vrai). Esprit par trop indépendant, subversif par nature, Hooper ne se conformera jamais aux diktats des studios. Il en ira différemment pour Wes Craven réussissant à introduire en contrebande son approche critique du monde à l’intérieur d’œuvres consensuelles au cœur du système.
La Ferme de la terreur est un terrain d’expérimentation pour Wes Craven, la recherche d’une narration nouvelle dans le cadre du film d’horreur. Tout n’est pas encore parfaitement dosé, au sein de l’histoire principale de La Ferme de la terreur se niche plusieurs autres, comme des mini-films indépendants, drame, comédie romantique, fantastique, thriller, slasher, sans que les différents rouages ne s’imbriquent parfaitement les uns aux autres. Craven abandonne son style frontal de violence brutale pour une mise en scène plus sophistiquée dans la lignée d’Alfred Hitchcock et dans le sillage de ce que produit Brian de Palma ou John Carpenter. Long plan d’introduction, subjectif d’un personnage, érotisme soft, élément de terreur (dans le cas de La Ferme, rôdeur et animaux), monté de l’angoisse, puis montage rapide de la confrontation avec la victime. C’est d’une grande élégance et d’une efficacité redoutable, Craven se perfectionnera et atteindra une sorte de perfection avec Scream.
Le budget du film s’est réuni sur la présence d’Ernest Borgnine au générique. L’acteur donne une prestation tout à fait valable en gourou de la secte. 39 ans après sa réalisation notre regard se porte plus volontiers sur la petite blonde du film. Est-ce l’effet du temps, mais Sharon Stone irradie de beauté à chaque plan, elle capte la lumière et sa présence est indéniable. Craven la dirige dans quelques scènes formidablement angoissantes. Celle de l’araignée suspendue au-dessus de Sharon Stone a de quoi vous rendre arachnophobe pour un bon moment. Wes Craven retrouve le flippant Michael Berryman, même si le nom vous est inconnu, sa tête certainement pas, avec son air vicieux et pervers, il est le monstre cannibale de La Colline a des yeux. Berryman n’est pourtant pas une découverte de Wes Craven. Il traînait dans les couloirs de Vol au-dessus d’un nid de coucou (One Flew Over the Cuckoo’s Nest, 1975) de Milos Formas, mais c’est Wes Craven qui va en faire une star du film d’horreur.
La Ferme de la terreur est un étrange film de genre, dénonciation de l’obscurantisme, au contenu peuplé de fantasmes et frustrations sexuelles. Bénédiction sur vous.
Fernand Garcia
La Ferme de la terreur une édition Eléphant Films avec en compléments : Let Hittite Be, un documentaire de Julien Comelli et Erwan Le Gac (13 minutes). Une galerie photo, la bande annonce d’époque du film (2 mn) et les autres films dans la même collection (Extra Sangsues, Le Beau-père, Le Beau-père 2, La Vallée de la mort, Enfer mécanique, Massacre dans le train fantôme, L’île sanglante, La Nurse, La Sentinelle des maudits et Le fantôme de Milburn).
La Ferme de la terreur (Deadly Blessing) un film de Wes Craven avec Ernest Borgnine, Maren Jensen, Sharon Stone, Susan Buckner, Jeff East, Coleen Riley, Doug Barr, Michael Berryman, Lisa Hartman, Lois Nettleton… Scénario : Glenn M. Benest, Matthew Barr & Wes Craven. Histoire : Glenn M. Benest & Matthew Barr. Directeur de la photographie : Robert Jessup. Décors : Jack Marty. Montage : Richard Bracken. Musique : James Horner. Producteurs : Max A. Keller, Micheline H. Keller & Patricia S. Herskovic. Production : Inter Planetary Production – PolyGram Pictures, LTD. Etats-Unis. 1981. 102 minutes. MGM Color. Panavision. Format image : 1,85 :1. Son DTS-HD : VO avec ou sans sous-titre français et VF. Interdit aux moins de 12 ans.