Le quatrième volume de Censure & Cinéma – Darkness est entièrement consacré aux fameuses Video Nasties. En 1983, la BBFC (la censure anglaise), sous la pression – quoiqu’elle n’en demande pas tant – des associations familiales et des tabloïds, publie une liste infamante de 72 films « infréquentables ». Films aussitôt bannis des écrans et de la vidéo domestique. Cet emballement hallucinant quasi unique dans l’histoire de la censure en Europe méritait que l’on s’y arrête un moment tant « Les informations disponibles sur les Video Nasties sont peu nombreuses en langue française et lorsqu’elles existent, elles sont bien souvent incomplètes, fausses, contradictoires, amalgamant censure et autocensure, rumeur, fantasme et réalité. » C’est donc à un méticuleux travail que s’attaque l’équipe de Darkness en identifiant les 72 films de la fameuse liste et en analysant chaque film afin d’y déceler les éventuels critères qui ont conduit à leur interdiction au Royaume-Uni. La grande majorité de ses films étaient, durant la même période, exploitée en salle ou en vidéo en France ou dans d’autres pays sans soulever autant de polémique.
Pour comprendre les relations entre le cinéma et la BBFC, il faut avoir à l’esprit que le cinéma n’est pas considéré en Angleterre comme un art, mais une simple attraction de foire, seul le théâtre mérite considération. Il n’y a donc aucun problème à couper dans un film ou à l’interdire totalement. Catalogué comme attraction de foire, le cinéma s’adresse donc pour les censeurs au bas peuple, celui qui a peu d’instruction contrairement au théâtre qui lui attire la haute société éduquée. Darkness rappelle un événement caractéristique d’une mentalité encore à l’œuvre aujourd’hui.
En 1961, l’éditeur Penguin est poursuivi en justice pour avoir publié L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence dans une version poche bon marché. Le livre devenait accessible aux classes populaires, intolérable pour la haute société. Le roman de Lawrence était bien trop sulfureux pour la populace, le procureur dans son délire déclara « qu’il ne permettrait pas sa femme ou à son personnel de maison (« servant » !) de lire l’objet du délit, et en déplorant qu’en livre de poche Lady Chatterley pourrait désormais être lu « pendant la pause à l’usine » ». Le jury acquitta l’éditeur. L’Amant de Lady Chatterlay se vendit à sept millions d’exemplaires durant les années 60. Pourtant, les censures et autres réactionnaires ne s’avouent jamais vaincus, ainsi « une fraction de la chambre des Lords mena un combat d’arrière-garde en proposant que tous les livres de D.H. Lawrence fussent à jamais interdits dans le Royaume-Uni ! » A force de vouloir contrôler les idées, les images et l’imaginaire, de déterminer ce qui est légal ou illégal et de penser « agir dans l’intérêt de la communauté qu’il protège contre toute conduite scandaleuse réelle ou à venir » la censure finit par s’enfoncer dans le ridicule.
Fortement impressionné par le film de Stanley Kubrick Orange Mécanique, un des présidents du BBFC caressa l’idée de tester la méthode Ludovico ! Dans un registre différent, Crash de David Cronenberg posa de gros problèmes aux censeurs et une question se fit jour dans leurs esprits (tordus), comment les accidentés de la route allaient-ils réagir ? Il fut organisé une projection privée à leur intention, dans l’espoir secret d’avoir ainsi matière à interdire le film. Contre toute attente, les spectateurs plébiscitèrent le film; pour une fois, on abordait frontalement la sexualité, des accidentés et handicapés. Prise à son propre piège, la censure ne désarma pas et autorisa Crash dans les cinémathèques et dans les salles des quartiers huppés et interdit sa diffusion dans les quartiers populaires. A sa décharge, elle subissait une campagne acharnée du quotidien conservateur Daily Mail contre le film de Cronenberg.
Liberté de choix du spectateur, même adulte, n’existe pas aux yeux des censures de tous poils. Ainsi, quand la VHS est apparue dans les salons, il faillait à tout prix intervenir pour empêcher que des films scabreux, violents ou macabres n’envahissent les étagères. Les éditeurs vidéo se sont engouffrés dans un vide juridique et sortaient leurs titres sans la moindre restriction, en toute liberté. « La jeunesse du pays découvre des films sulfureux aux images proposées sans aucune restriction dans les vidéoclubs qui fleurissent dans toute la Grande-Bretagne. » La presse réac s’alarme: les crimes sont imputés comme d’habitude aux films, à leurs yeux, toutes les normes de la bienséance sont laminées par les serial-killers et autres cannibales qui déboulent dans les chaumières. Les associations familiales conservatrices y voient « l’emprise du Mal ». Des titres sont pointés du doigt : The Driller Killer d’Abel Ferrara, Cannibal Holocaust de Roggero Deodato, Holocauste nazi de Luigi Batzella, etc. Alors, quoi de mieux que l’épouvantail de l’enfance pour juger (censurer) un film. Ainsi, à partir de 1984, la BBFC « dut évaluer l’impact des films en salles, mais aussi dans les foyers, donc sur un public d’enfants » afin de « protéger les spectateurs les plus vulnérables des comportements criminels et violents ». Un film, même avec des coupes, sorti en salle peut être interdit en vidéo grâce à une double classification. La BBFC peut même demander plus de coupes pour une édition vidéo voir à l’interdire totalement.
La police, la presse, les associations religieuses, le gouvernement Thatcher, mènent une véritable chasse aux sorcières qui aboutit à la création de la fameuse liste des Video Nasties. 39 films font l’objet de poursuites judiciaires et 33 autres furent interdits sans poursuites devant les tribunaux. La liste a évidemment fait les délices des fans de cinéma Bis, qui se sont aussitôt mis en quête des fameux titres. Un fourre-tout où se croisent chefs-d’œuvre, fleurons du gore, nazisploitation, films fantastiques, érotiques, nanars et série Z, on se demande même parfois si les censeurs n’ont pas condamné un film sur son simple titre.
La plupart des Video Nasties sont aujourd’hui plus ou moins libérés en Angleterre, avec des restrictions d’âge et des allègements. Temps révolu ? Pas si certain, les textes de loi s’empilent les uns sur les autres depuis des années réduisant la liberté de création. A cet arsenal juridique s’ajoute l’hyper moralisation des réseaux sociaux, où n’importe quel quidam devient procureur condamnant aux hégémonies auteurs et films. Le puritanisme anglo-saxon a fini par contaminer l’Europe du Sud. Dans un Occident dévasté par l’infantilisation, impossible de voir apparaître des œuvres aussi transgressifs que La dernière maison sur la gauche, Cannibal Holocaust, L’au-delà, Cannibal Ferox, ou même Evil Dead – la photo en couverture de cette instructive livraison de Darkness.
Fernand Garcia
Video Nasties – 04 Censure & Cinéma – Darkness aux indispensables Editions LettMotif. Collection dirigée par Christophe Triollet avec les contributions de : Augustin Meunier, Didier Didelot, Fred Pizzoferrato, Didier Lefevre, Michel Tabbal, Stébastien Lecocq, Albert Montagne, Stéphane Erbisti, Yohann Chanoir, Eric Peretti, Quentin Meignant, Gilles Penso, Bernard Gensane (324 pages).