Après plusieurs réussites majeures du début des années 70 : Airport (1970), L’Aventure du Poséidon (The Poseidon Adventure, 1972), Tremblement de terre (Earthquake, 1974) et bien sûr La Tour infernale (The Towering Inferno, 1974), Hollywood règne en maître sur le film catastrophe. Pourtant, Le pont de Cassandra, production européenne, tient parfaitement la comparaison. Le film du grec George P. Cosmatos, produit par l’italien Carlo Ponti et l’anglais Lord Lew Grade, innove dans le genre tout en respectant les conventions et stéréotypes mis en place depuis le triomphe des quatre films précédemment cités. Il ne s’agit plus d’une catastrophe naturelle ou due à une négligence humaine, mais d’une possible pandémie qui sert de point de départ à cette spectaculaire aventure.
Le pont de Cassandra débute par une attaque terroriste au siège de l’Organisation Mondiale de la Santé à Genève. Trois activistes du mouvement suédois pour la paix tentent de faire exploser une bombe à l’intérieur de l’institution. L’opération foire complètement, un des assaillants est tué, un autre gravement blessé et un troisième (Lou Castel) réussit à décanter. Mais avant de s’enfuir, durant un échange de coups de feu avec la sécurité, il est aspergé par un étrange liquide contenu dans un bocal. Il s’agit des cultures d’un bacille d’une peste pneumonique très contagieuse. Affaibli, il suit le plan, se précipite à la gare de Genève et monte à bord du Trans-Continental-Express en direction de Stockholm. Le colonel Mackenzie (Burt Lancaster) retrouve dans les affaires des terroristes les billets de train. Evidemment, on peut se dire que le début est plutôt fantaisiste avec ses Suédois terroristes, mais n’oublions pas qu’à l’époque, l’antiaméricanisme et l’anticolonialisme fédèrent les luttes dans toute l’Europe.
Le Pont de Cassandra est film catastrophe (remarquable), mais qui lorgne du côté du thriller et du film de complot. Ainsi l’attentat est commis contre une officine secrète américaine, située dans les locaux de l’OMS. L’armée américaine y poursuit des recherches sur des armes biologiques, en toute illégalité et au mépris de toutes les conventions internationales. Le laboratoire est une zone militaire américaine délocalisée en Europe. La fuite du terroriste plonge l’état major dans une situation de crise. Le colonel Mackenzie (Burt Lancaster) prend en charge la suite des opérations. Il entraîne avec lui le Dr. Stradner (Ingrid Thulin), abasourdie par ce qu’elle découvre. Le laboratoire est en zone américaine.
Redoutant que les passagers du train ne contaminent à leur tour, le colonel Mackenzie décide d’envoyer le train vers une ancienne voie ferrée nazie en Pologne. Les passagers doivent être mis en quarantaine dans un ancien camp de concentration. L’opération est délicate. Il réussit à entrer en contact avec le train. A l’intérieur, le Dr Jonathan Chamberlain (Richard Harris) est chargé de retrouver le terroriste, mais Mackenzie lui ment sur la finalité de l’opération. Le colonel Mackenzie est libre d’agir à sa guise et ne doit rendre des comptes sur son action qu’au QG des forces armées américaines basé à Munich (la même où se prenaient les décisions d’intervention durant la guerre du Viêtnam). Le colonel Mackenzie n’est qu’un rouage d’un système, chaque homme n’est qu’un pion interchangeable, ce qu’atteste le terrible plan final. La vie humaine n’a aucune valeur.
Pour son terroriste suédois, Cosmatos fait appelle à Lou Castel, acteur emblématique d’un cinéma fortement marqué à gauche. L’itinéraire de Lou Castel est de plus étonnant. De nationalité suédoise, né en Colombie, il passe son enfance dans différents pays d’Europe avant de rejoindre à 17 ans sa mère à Rome. Sa mère, Irlandaise au fort caractère, est profondément communiste. Elle collabore à des scripts pour Mario Monicelli et Federico Fellini, entre autres. Elle l’initie au marxisme et au cinéma. Après des cours d’art dramatique auprès d’Alessandro Fersen, dans l’esprit de l’Actors Studio, Castel débute au cinéma sous la direction de Marco Bellocchio dans Les Poings dans les poches (I pugni in tasca, 1965). Un choc cinématographique qui le propulse sur le devant de la scène. Très engagé à l’extrême- gauche, il reverse une partie de ses cachets à une organisation maoïste. Castel alterne films politiques radicaux et films commerciaux. Il est le manipulateur américain du formidable western révolutionnaire El Chuncho (Quien sabe ?, 1967) de Damiano Damiani avec Gian Maria Volonté. Impressionné par le film, Rainer Werner Fassbinder le dirige dans Prenez garde à la sainte putain (Warnung vor einer heiligen Nutte, 1971). En 1972, il est expulsé d’Italie à cause de ses activités de militant. Il débarque à Stockholm où il ne connait personne. Il revient clandestinement en Italie alors que le pays est plongé dans les années de plomb. Claude Chabrol lui donne son premier rôle de terroriste dans le désillusionné Nada (1974). Il est prof dans Si les porcs avaient des ailes (Porci con le ali, 1977), gros succès sur les années de contestations universitaires réalisé par Paolo Pietrangeli. Castel tourne sous la direction de Wim Wenders, Mario Monicelli, Vicente Aranda, Benoît Jacquot, Raoul Ruiz, Michael Haneke, Ettore Scola, John Frankenheimer, Philippe Garrel. Il choisit soigneusement ses rôles toujours en accord avec ses convictions. Lou Castel est parfaitement à sa place dans Le Pont de Cassandra (superproduction européenne), tant le scénario développe en filigrane une critique de la politique et du comportement de l’Amérique.
Une fois à bord du train notre révolutionnaire suédois malade à crever transmet donc ses germes aux passagers. Le train est entraîné dans une course folle, qui doit connaître son épilogue, tragique, en Pologne. Cosmatos met en place une sorte de double huis-clos, d’un côté le poste de commandement US avec Burt Lancaster, Ingrid Thulin et John Philip Law, de l’autre, les passagers, en tête le Dr Chamberlain et son ex-femme Jennifer (Sophia Loren), coincés à l’intérieur de l’Express. On retrouve parmi les passagers l’habituel défilé de stars inhérentes au genre. Mais dans ce schéma classique du film catastrophe, les scénaristes introduisent quelques bifurcations, ils l’agrémentent de détails renvoyant à l’histoire de l’Europe et saupoudrent l’ensemble de touches d’humour (parfois noir) des plus réjouissantes.
Le scénario du Pont de Cassandra est né d’un souvenir de George Pan Cosmatos qui dans son enfance avait vu les ravages d’une épidémie en Egypte. Il en parle à Robert Katz avec qui il avait signé le scénario de son premier film, SS Représailles (Rappresaglia, 1973), déjà produit par Carlo Ponti avec Marcello Mastroianni et Richard Burton. Au sein d’une solide trame, on reconnaît dans les brillants dialogues du film la patte de Tom Mankiewicz, fils de l’illustre Joseph L. Mankiewicz. Tom Mankiewicz souvent décrié (à tort) pour ses trois James Bond, Les Diamants sont éternels, Vivre et laisser mourir et L’Homme au pistolet d’or, sait manier l’ironie, le second degré et l’humour. Répartie, sous-entendu, petites phrases assassines jalonnent les échanges entre les personnages et rendent les situations vivantes. Les dialogues entre Richard Harris et Sophie Loren sont particulièrement enlevés et donnent tout leur sel à leurs confrontations. Ce type de dialogue sur un rythme plus soutenu aurait toute sa place dans une Screwball comedy. Ainsi à l’intérieur d’un film catastrophe au déroulement codifié, les scénaristes développent une comédie du remariage.
Comme tout film catastrophe digne de ce nom, Le Pont de Cassandra réunit un casting de stars. En haut de l’affiche, Sophia Loren et Richard Harris. Ce dernier incarne un médecin brillant, qui doit se rendre au parlement de Strasbourg pour recevoir un prix récompensant ses recherches. Richard Harris hérite d’un personnage à la Charlton Heston (qui avait refusé le rôle). Il fait engager sa petite copine Ann Turkel, dans le rôle d’une chanteuse beatnik, et l’épouse durant le tournage.
La sublime Sophie Loren incarne Jennifer, son ex-femme, auteure d’un livre à codes sur leur relation, espère le reconquérir avant l’arrivée à destination. Le couple va se reformer dans l’adversité. On ne présente plus Sophia Loren, Le Pont de Cassandre se situe dans sa carrière entre deux films avec Marcello Mastroianni, La pépée du gangster (La pupa del gangster, 1975), comédie de Giorgio Capitani, et l’émouvant Une Journée particulière (Una giornata particolare, 1977) d’Ettore Scola, où tous deux sont extraordinaires.
Dans un compartiment, un autre couple à l’opposé du premier, Ava Gardner et Martin Sheen. Gardner incarne une riche bourgeoise exubérante qui partage sa couchette avec un jeune gigolo. Mais le scénario réserve quelques surprises. Martin Sheen est à quelques mois de s’envoler pour les Philippines où il va reprendre le rôle de Willard, dévolu dans un premier temps à Harvey Keitel dans le mythique Apocalypse Now (1977-79). Dans le train, un autre personnage intéressant, Kaplan, juif survivant des camps, est incarné par le grand homme de l’Actors Studio, Lee Strasberg. Il est excellent, on se demande même pourquoi sa carrière se limite à une poignée de titres (il est tout aussi formidable, voire meilleur, dans Le Parrain II), peut-être n’avait-il pas tout simplement le temps accaparé par son rôle d’enseignant.
Burt Lancaster, en plus d’une conscience politique affinée, a choisi avec un incroyable discernement ses films. Rien qu’en nous limitant aux années 70, c’est un véritable festival de chefs-d’œuvre et grands films: L’homme de la loi (1971) et Scorpio (1973) de Michael Winner, Fureur Apache (1972) et L’Ultimatum des trois mercenaires (1977) de Robert Aldrich, le méconnu Executive Action (1974) de David Miller, Violence et passion (1974) de Luchino Visconti, Buffalo Bill et les Indiens (1976) de Robert Altman, le monumental 1900 de Bernardo Bertolucci, L’île du Dr Moreau de Don Taylor, Le Merdier (1977) de Ted Post, et il trouve le temps de coréaliser avec Roland Kibbee l’excellent polar Le Flic se rebiffe (1974). Chapeau l’artiste ! Pas la peine de dire qu’il est excellent. Il retrouve face à lui Ingrid Thulin qui avait joué sa sœur dans l’imposante série TV Moise.
Les séquences spectaculaires du Pont de Cassandra, soutenues par une magistrale partition musicale de Jerry Goldsmith (La planète des singes, Patton, Alien, etc), sont superbement réalisées. George P. Cosmatos se charge même de diriger les impressionnantes prises de vues aériennes. Le clou du spectacle est le passage du pont de Cassandra, séquence forte et d’un réalisme si inhabituel dans le genre que dans certains pays lors de ses passages à la télévison, le final est allégé des plans de cadavres. Mal reçu à l’époque par la critique américaine, – le contraire eut été surprenant, – Le Pont de Cassandra n’en est pas moins un gros succès à travers le monde.
Le Pont de Cassandra est l’une des dernières véritable réussites du genre.
Fernand Garcia
Le pont de Cassandra est édité par Elephant Films, pour la première fois en Blu-ray (édition combo), en compléments : un double document, Made on Location in Switzerland, vol 1 et The Cassandra File / Un pont trop loin de Julien Comelli & Erwan Le Gac. Notre Helvète favori nous dresse la liste des principaux films tournés en Suisse durant les années 50-90, James Bond, Série B, giallo, comédie sexy, films d’espionnage et même porno. Dommage qu’une réglementation contraignante a fait fuir les productions européennes et internationales. Le tournage du Pont de Cassandra ne fut pas de tout repos, événement imprévisible, l’équipe du film se retrouve confrontée aux revendications politiques du Jura Suisse, une page d’histoire méconnue (51 minutes). La bande-annonce d’époque (3 minutes) et enfin une très riche galerie photos.
Le pont de Cassandra (The Cassandra Crossing) un film de George Pan Cosmatos avec Sophia Loren, Richard Harris, Burt Lancaster, Ava Gardner, Martin Sheen, Ingrid Thulin, O.J. Simpson, Lionel Stander, Ann Turkel, Lee Strasberg, Lou Castel, John Philip Law, Ray Lovelock, Alida Valli, Stefano Patrizi, Tom Hunter… Scénario : Tom Mankiewicz, Robert Katz & George Pan Cosmatos d’après une histoire de Robert Katz & George Pan Cosmatos. Directeur de la photographie : Ennio Guarnieri. Photo aérienne : Ron Goodman. Décors : Aurelio Crugnola. Costumes : Adriana Berselli. Effets spéciaux : Aldo Gasparri & Roberto Pignotti. Montage : Françoise Bonnot & Roberto Silvi. Musique : Jerry Goldsmith. Producteurs : Sir Lew Grade & Carlo Ponti. Production : Associated General Films – International Cine Productions KG ICP Film GmbH & Co. Grande-Bretagne – Allemagne. 1977. 129 minutes. Technicolor. Panavision. Master HD. Son : Version Originale avec ou sans titre français et en Version française. Tous publics.