Karim Aïnouz, réalisateur brésilien multiprimé au niveau international, débute sa filmographie avec un court métrage émouvant Seams (1993) sur les femmes de sa famille : mère, grand-mères, tantes. Il s’y interroge déjà sur les origines du machisme dans la société brésilienne. Découvert à Cannes avec Madame Sata dans la sélection d’Un Certain regard, il y retourne à la sélection de la Quinzaine en 2006 avec Le Ciel de Suely sur une jeune mère qui attend son compagnon en province en se prostituant afin de pouvoir subvenir à ses besoins. Grand Prix Un Certain Regard au Festival de Cannes 2019, La Vie invisible d’Eurídice Gusmão est le troisième film de fiction de Karim Aïnouz.
KinoScript : La Vie invisible d’Eurídice Gusmão est différent de vos films tout en gardant vos thématiques de prédilection, quel était le défi pour celui-là ?
Karim Aïnouz : Je n’avais jamais adapté de livre, surtout un roman (Les mille talents d’Eurídice Gusmão de Martha Batalha), j’avais envie d’une nouvelle aventure, j’avais envie de voir comment c’était de raconter une histoire. Je n’avais jamais fait l’expérience de raconter une histoire d’une manière classique, c’était un défi qui m’intéressait. Pour moi, la narration était quelque chose comme un carcan…
KS : Avez-vous respecté le livre ?
Karim Aïnouz : Non, j’ai respecté les personnages du roman, ce sont les mêmes, mais la trame est très différente. Les sœurs sont séparées par une espèce de caprice d’un père et passent toute leur vie à se chercher. Dans le livre la trame est très différente : Guida s’enfuit avec un garçon qui est de Rio, puis les sœurs se retrouvent et passent leur vie ensemble en vivant l’une à côté de l’autre.
KS : Avez-vous inclus des histoires de votre famille dans le film ?
Karim Aïnouz : Toujours ! En racontant les histoires des autres je raconte un peu mes histoires, parce qu’il y avait tellement d’intersections… J’y ai mis beaucoup de choses très personnelles. Ma mère, ma grand-mère, mes tantes et grandes tantes, mes cousines… je pensais que c’était une coïncidence qu’il leur arrive tellement de similarités comme dans le livre. Je me suis rendu compte qu’après que le film était sorti, que
l’histoire touche beaucoup plus de femmes.
KS : L’amour n’a pas vraiment lieu dans Seams, documentaire que vous avez réalisé sur vos grand-mères, l’amour semble absent dans ce que raconte vos grand-mères (en 1993) ?
Karim Aïnouz : Ma grand-mère disait, dans les rapports hommes-femmes, il y avait de l’amour au début mais après c’était une relation pragmatique, c’est drôle et triste en même temps. J’ai une grande tante qui disait qu’elle voulait se marier car elle voulait partir de chez ses parents et c’était la seule façon d’avoir une maison, c’est à partir du mariage, elle n’était jamais amoureuse mais elle voulait être indépendante de ses parents. Dans une société très patriarcale, très peu de couples mariés se construisent à partir l’amour, ils peuvent développer une espèce d’amour fraternelle. Pour moi, c’est toujours surprenant qu’on se marie aujourd’hui sans avoir une passion mutuelle et intime, et qu’on soit obligé de rester toute la vie à côté de cette personne. Ma grand-mère quand elle s’est mariée avec mon grand-père, elle ne le connaissait peut-être pas assez pour l’aimer, elle était obligée de rester avec lui toute sa vie. Quand elle parle de l’amour dans le film, dans 90% de situations il n’y a pas le choix, s’il n’y a pas de choix, il n’y a pas d’amour.
KS : Ce n’est plus le cas au Brésil maintenant ?
Karim Aïnouz : Ce n’est plus le cas depuis très longtemps avec les divorces. A partir du moment on peut dire : « Non, je ne vous aime plus, j’ai envie de me séparer », tout est très différent. A l’apparition de la pilule, beaucoup de choses ont changé, mais depuis des années maintenant il y a une espèce de volonté de revenir à une morale conservatrice. C’est une vraie contradiction au Brésil, d’un côté on est très libre et décomplexé au niveau de vie sexuelle, de l’autre c’est un pays qui est très machiste. Par exemple, au Brésil, chaque 11ème minute il y a un crime commis contre une femme. Les choses ne sont pas aussi simples.
KS : Quand Eurídice brûle son piano, elle brûle son rêve, c’est une espèce d’exorcisme ou un rituel païen ?
Karim Aïnouz : Elle voulait juste brûler son rêve, parce que sa sœur est morte, l’espoir qu’elle avait, la force qu’elle trouvait pour rêver c’était lié à l’espoir de retrouver sa sœur, car c’est sa sœur qui la rendait plus forte. Au moment, où elle apprend sa mort, son espoir s’écroule et toute seule elle ne peut plus avancer. C’est un traumatisme. Je crois que les films pour moi c’est d’abord sur la complicité des gens, entre les femmes, entre les hommes… Quand son espoir de retrouver sa sœur s’écroule, elle tue son rêve, et elle se tue elle-même un peu. On voit son plan après la scène, c’est début où elle commence à devenir vraiment invisible…
KS : « Invisible » n’a pas tout à fait le même sens dans votre film. Dans le livre c’est plus dans le sens « caché » alors que dans le film c’est plus dans le sens d’« insignifiant » ?
Karim Aïnouz : Non, je crois que c’est la même chose dans le livre. Chaque fois qu’elle essaie d’exercer un talent et que ce talent devient un vrai travail, son mari dit : « Non, tu arrêtes ». Dans le livre, Eurídice joue de la flûte et quand elle rencontre son mari, elle arrête de jouer de la flûte. Quand elle va faire de la cuisine et va vouloir publier son livre de recettes, il va jeter son cahier dans la poubelle. Quand elle commence à faire de la couture, elle le fait tellement bien qu’elle coud pour ses voisines, son mari s’y oppose encore une fois. Le titre du livre en français a changé c’est devenu Les mille talents d’Eurídice Gusmão alors que le titre original est le même que celui du film.
KS : Eurídice Gusmão n’a plus mille talents ?
Karim Aïnouz : Dans le sens classique de la dramaturgie, c’est important qu’un personnage ait un objectif, un rêve. Quand on a commencé à faire l’adaptation, à chaque fois changer d’objectif concret, ça faisait comme si le personnage ne savait pas ce qu’il voulait et on a changé ça, c’était pour moi plutôt une opération technique au point de vue de la dramaturgie. Au moment où on a un objectif, et l’objectif c’est la musique, pour moi, c’est la voix de son personnage qui a un monde intérieur, sa voie c’est la musique. Ne plus faire de musique, c’est devenir muette et invisible. C’est plutôt du côté de l’invisibilité. Quelqu’un qui a été opprimé, qui a obéit à son mari, qui a dit non, tu peux jouer du piano, tu fais ce que tu veux, mais à la maison, en dehors de la maison, ce n’est pas possible.
KS : Quand Eurídice dit : « Quand je joue du piano, je disparais », c’est très ironique.
Karim Aïnouz : Vous savez c’est la seule phrase, on a écrit à peu près 18 versions avant de tourner, qui est restée depuis le premier scénario…
KS : Une phrase très forte…
Karim Aïnouz : Il y a quelque chose dans cette phrase, je ne sais pas pourquoi exactement… C’est intéressant que vous l’ayez remarquée… Ça condense tout !
KS : La réaction de son mari, il la comprend comme si elle parlait de sa propre mort, alors que c’est sa mort métaphorique…
Karim Aïnouz : C’est aussi sa jouissance… Elle veut aller dans sa passion, dans ce sens, où elle se sent disparaître mais son mari lui interdit de disparaître alors que c’est lui qui la tue métaphoriquement.
KS : J’ai fais le lien entre votre film et le mythe d’Orphée et d’Eurydice… Orphée descend en enfer pour retrouver sa bien-aimée, est-ce que vous avez gardé ce schéma ? Orphée se transforme en Eurídice Gusmão pour descendre en enfer à la recherche de sa sœur ?
Karim Aïnouz : Non, en fait je me suis plutôt inspiré du livre, c’était un choix, mais j’ai trouvé que c’était un nom intéressant qui avait des intersections avec le mythe, c’est pour ça que je n’avais pas voulu fermer cette porte. On a gardé les noms comme Gusmão, qui est un nom très portugais, qui a une démarcation. J’aime bien votre lecture, ça permet de voir un point de vue différent à partir de la mythologie grecque. L’histoire originale n’a rien avoir avec le mythe mais j’aime bien l’idée de pouvoir utiliser cette ouverture pour une autre possibilité de lecture en gardant le nom d’Eurídice.
KS : Orphée quand il se retourne, il la perd. Est-ce que votre film est sur la perte de quelque chose ? De sa sœur ? J’irai même plus loin, de la perte de son âme ?
Karim Aïnouz : Oui, je suis tout à fait d’accord, son âme est complètement effacée…
KS : Quand Eurídice accepte les conditions de son mari, alors qu’elle n’était pas obligée…
Karim Aïnouz : Oui… mais vous parlez de la perte, mais moi je parle de manque… Pour moi, il y a un mot qui est très important, c’est « saudade », c’est une espèce de manque qui permet encore de continuer parce qu’on a l’espoir de rencontrer l’autre. Il y a une expression en portugais « tuer la saudade », c’est annihiler ce sentiment parce qu’on a retrouvé l’objet de notre désir, si l’objet n’est pas là, on passe toute notre vie à manquer cet objet. C’est pour ça que je ne crois pas qu’on parle de la perte, la perte est définitive, mais c’est le manque d’une sœur à l’autre et l’espoir, le désir d’une possible rencontre.
KS : On dit un échec dans un mythe n’est jamais un échec, c’est plutôt une indication de sens et de vérité. Y a-t-il une part d’inconscient dans votre travail ?
Karim Aïnouz : Je crois que oui, mais pas d’une façon calculée ou planifiée. Quand on a des pinceaux pour faire une peinture et peint quelque chose qu’on désire faire et on ne pense pas beaucoup au sujet lequel on est en train de peindre… Après il y a une aura qui illumine ce tableau, alors dans ce film il y a un peu de ça. Quand on écrit une histoire, il y a beaucoup d’envie… il y a aussi beaucoup de choses personnelles qui m’ont un peu échappé.
KS : J’ai compris le film dès le premier plan quand les deux sœurs sont dans la forêt, puis se perdent… c’est le plus beau plan du film !
Karim Aïnouz : Dans ses premières versions, le scénario commençait avec Eurídice aujourd’hui en train de découvrir la lettre. Au montage, je me disais ça ne marche pas, c’est trop prévisible, c’est une mauvaise idée de scénario. Alors, je monte tout le film sans la première scène de la lettre, ni celle de la forêt, je commence avec Eurídice qui joue du piano, le papa qui arrive, etc. Je me suis dit qu’il était important de commencer le film par une scène métaphorique. J’avais tourné une scène qui était un flashback, la même scène dans la forêt mais avec les comédiennes très jeunes. Puis, je demande à la production de m’envoyer mes comédiennes adultes sur le plateau, on les met en costumes et je fais les mêmes plans qu’avec les petites. Je l’ai fait et je ne sais pas pourquoi, c’était une espèce d’intuition…
KS : Et voilà on revient à l’inconscient…
Karim Aïnouz : Quand j’ai fait le montage, j’ai compris qu’au début du film, j’avais besoin d’une scène qui lance le spectateur dans une espèce de champ de rêverie. Ça me semblait pas bien de rentrer directement dans l’action, dans la vie de ses deux filles… cette scène de la forêt condensait tout le sens du film, mais j’ai redécouvert cette scène après avoir découvert le film.
KS : Vous avez tourné en numérique ?
Karim Aïnouz : Oui, c’est mon premier film en numérique.
KS : Et pourtant l’esthétique du film fait penser plus à l’image tourné en Kodakchrome, un peu super 8, souvenirs de famille, avec du grain ? Pourquoi avez-vous choisi le numérique ?
Karim Aïnouz : C’est surtout une question de budget. Je ne supportais pas le numérique car à chaque film c’était la même esthétique. Je me disais que ça ne devait pas être le problème du numérique mais des gens qui l’utilisaient. J’ai travaillé avec le numérique comme en Ektachrome, par exemple. Je me disais qu’il était important que le film soit visuellement exubérant, romanesque pour faire une espèce de contradiction avec l’histoire et les personnages, parce que la vie des personnages est très dure, ils sont dans la vie concrète. J’ai travaillé toutes les possibilités du numérique, j’ai essayé différents objectifs pour créer un espace un peu rêvé, très beau et coloré.
KS : Un journaliste du Variety a dit que la couleur du film ressemble à une mangue et on espère que le goût viendra après dans le film.
Karim Aïnouz : Il a dit ça ? Je crois que le film a la couleur d’une mangue pour faire passer le goût de citron (rires). C’est la stratégie classique d’un mélodrame.
KS : Dans Orphée, il retrouve son âme, il ne la perd pas, elle non plus, Eurídice finit par gagner le concours.
Karim Aïnouz : Oui, mais juste après, je trouve que la scène est très importante dans l’histoire, elle gagne le concours mais pour son mari c’est comme si rien ne c’était passé et c’est vraiment violent.
KS : Dans le film, les hommes sont vraiment dégueulasses.
Karim Aïnouz : Ce sont les hommes de cette époque-là dans ce contexte, vous savez, ils jouaient un rôle dans un contexte du patriarcat qui existe encore… les femmes ont beaucoup changé mais les hommes n’ont pas changé, c’est le problème, ils sont désespérés parce qu’ils savent qu’ils ne sont pas au centre du pouvoir.
KS : Même dans le mythe d’Orphée, Eurydice ne présente que son ombre… c’était écrit il y a 3000 ans, on a l’impression qu’il n’y a pas beaucoup de changements même en Occident. Il y a des mouvements féministes…
Karim Aïnouz : Il ne faut pas dire ça… c’est très important les mouvements féministes, le seul fait qu’on puisse divorcer, utiliser la pilule… mais c’est toujours en Occident… en Chine et au Japon, il y a beaucoup de changements aussi… ça dépend où… En général, les mouvements féministes partout dans le monde, à quelques exceptions près, ont changé beaucoup de choses, ce n’est plus pareil qu’il y a 40-70 ans.
KS : Du moment que dieu est un homme, ça donne beaucoup de poids à l’homme ?
Karim Aïnouz : Exactement, je suis tout à fait d’accord.
KS : Eurídice gagne le concours et tente de convaincre son mari par le sexe.
Karim Aïnouz : C’est une scène importante… En interviewant beaucoup de femmes, c’est comme si c’était le seul outil quelles avaient pour pouvoir continuer, ce n’est pas seulement le sexe, c’est aussi la séduction…
KS : Votre film va un peu à contre courant de l’idéologie dominante dans le cinéma français où les personnages féminins doivent être forts, aller de l’avant… Pourtant, Eurídice est un personnage faible qui se résigne à son sort.
Karim Aïnouz : Pour moi, Eurídice c’est comme un vétéran de guerre, elle a subi tous ce qu’elle a subi mais elle est vivante, elle est là, elle existe, peu importe si le mariage est horrible, elle est encore là. C’est très important de voir toutes les femmes qui sont autour de nous, les femmes âgées de 80 ans qui sont passées par des choses horribles, mais qui sont là et qui ont une dignité et un espoir. Des femmes qui étaient écrasées mais qui ont résisté.
KS : Orphée va se reconnecter à la divinité par la musique en tant qu’être vivant. Il y a beaucoup de passages au piano dans le film, est-ce une forme de spiritualité ?
Karim Aïnouz : Tout à fait, c’est la possibilité de disparaître, je crois que la musique a cette force de catalyser cette possibilité de devenir quelque chose d’autre, de se métamorphoser… C’était important pour montrer que Eurídice dans son corps, ses mouvements, son visage était transportée ailleurs.
KS : Carol Duarte (Eurídice Gusmão) jouait vraiment ?
Karim Aïnouz : Non, elle ne jouait pas, mais savait jouer du piano, elle a beaucoup observé d’autres pianistes et s’était inspirée de Marthe Argerich, une pianiste argentine. On lui avait proposé le rôle de la mère mais elle a refusé, ça ne l’intéressait pas.
KS : Vous vous êtes entouré de femmes pour faire ce film (Inés Bortagaray, au scénario, Hélène Louvart, à l’image, Heike Parplies, au montage, Marina Franco, aux costumes), est-ce un choix délibéré ?
Karim Aïnouz : C’est un choix très conscient et calculé ! Je me suis demandé si j’étais légitime pour raconter cette histoire… Ma mère était une « kickass » féministe, je crois qu’elle serait très contente que je raconte son histoire. Cette légitimité n’est pas anodine, un film ce n’est pas moi qui prends un pinceau et fais une peinture, il y a une équipe, beaucoup de monde, une dynamique, j’avais besoin de recourir aux collaboratrices, pour les comédiennes et pour le scénario, pour l’image afin d’avoir cette légitimité et crédibilité, surtout pour la scène d’accouchement, par exemple. J’ai besoin de mes collaboratrices sur le plateau pour qu’elles puissent m’apprendre les choses sur les personnages que je ne sais pas.
Propos recueillis par Rita Bukauskaite et Norma Marcos à Paris, décembre 2019