Un bateau à quai, une blonde, bourgeoise, robe blanche, en descend, le pas en colère; son excursion en mer n’a pas été à la hauteur de ses espérances. Tony (Jack Lemmon) n’a pas voulu donner satisfaction, 100 dollars par jour qui s’éloigne. Felix (Robert Mitchum), propriétaire du rafiot, s’en fait une raison. Dans ce coin paradisiaque des Caraïbes, on sait fermer les yeux sur la contrebande. Au bar tripot, le barman Miguel leur propose de transporter une marchandise « différente », une belle femme apatride, la mystérieuse Irena (Rita Hayworth)…
L’enfer des tropiques est un mélodrame exotique affranchi de la superficialité du genre pour travailler en profondeur les personnages à la dérive. Le postulat de départ est simple : deux hommes et une femme sur un bateau, la mer est calme et puis tout se complique. Il faut dire que la femme à la plastique et au charme incandescent de Rita Hayworth a de quoi faire éclater la plus profonde des amitiés masculines.
L’originalité du film est de laisser le spectateur imaginer le passé des trois par bribes, sans que jamais celui soit révélé. Trois personnages qui tentent à leur manière, bancale et maladroite, de renaître de peur de disparaître seul.
Nous sommes quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe se reconstruit, tandis que des hommes et des femmes essayent d’effacer de leur chair ce qu’ils ont vécu. Irena (Rita Hayworth) est une apatride, elle fuit son passé, de pays en pays; sa beauté est tout autant son sauf-conduit que son grand malheur. Berlin est la ville où elle a échoué, mais d’où venait-elle ? De Lituanie ? D’une longue route chaotique où « des armées sont passés sur son corps ». Les hommes, Irena les connaît par cœur, « Parfois je me demande à quoi dieu pensait quand il a inventé le sexe masculin », les sourires en coin, une main négligemment posée sur la sienne, le chantage dont elle est victime pour se soustraire à la police, des nuits d’amour contraintes. Ses journées sont remplies des incommensurables blessures du temps.
Sur le rafiot, Tony tourne autour d’Irena, subjugué par sa beauté et fasciné par le mystère qui voile ses yeux. A chaque voyage de son protecteur, Irena se fait une raison, tant elle sent de l’hostilité dans le regard de Felix. Tony est en rupture de famille. Quelque chose l’a opposé à son riche père. Désargenté, il se laisse vivre, d’île en île, vidant à chaque escale son lot de bières. Irena est la femme telle qu’il l’idolâtre.
Tony ruissèle d’amour, mais Irena ne mouille plus. Idylle naissante (à sens unique) que Felix voit d’un très mauvais œil. L’amitié qu’il éprouve pour Tony est submergée par la jalousie. L’explication entre les deux hommes est virile, un déchaînement irraisonné de violence. La rupture est consommée aussi sûrement que les bouteilles se vident. La compagnie des hommes ne durent qu’un instant.
Felix taillé dans l’étole du désespoir reconnaît en Irena son double. Lui, qui noyait dans le cognac ses souvenirs douloureux, s’enfonce dans les sables d’une adoration qui consume son être. Sa vie : un destin rempli d’instants fractionnés est hantée par l’horreur, les cadavres, les décombres de Berlin. Par la force, il tente de prendre Irena. Au désir brûlant de Felix répond la glace qui fige les sentiments d’Irena. La trame de leur vie ficelée à deux extrémités s’attire et se repousse.
Alors que tout semble se mettre en place pour un drame « classique », l’histoire disperse nos trois héros. La trahison les renvoie à la petitesse de leur existence. L’errance les éloigne. Trahi par Felix, Tony se retrouve dans un navire en perdition éventré, l’Ulysse. Fou de rage, enseveli sous un amas de métal, Tony refuse que le médecin (Bernard Lee) à bord lui ampute des membres inférieurs. Castration intolérable pour Tony enfermé dans une haine qui ne s’éteindra tant que le poumon de l’océan ne cessera de respirer…
Robert Parrish réalise un superbe film sur des brisures éparses, et qu’importe que son montage en flash-back ait été refusé par la production, il reste l’essentiel: l’ineffaçable douleur des sentiments humains. Selon Bertrand Tavernier, Robert Parrish « c’est l’homme qu’aurait été Huckleberry Finn s’il était devenu une grande personne », bel éloge pour un cinéaste discret et auteur de l’enthousiasmant J’ai grandi à Hollywood (Ramsay Poche Cinéma & les éditions Stock, 1980), récit bourré d’anecdotes sur l’industrie du rêve des débuts aux années 50.
Robert Parrish, fils d’immigré géorgien, il est né en 1916. Émerveillé par les prouesses de Douglas Fairbanks dans Le Pirate noir, il décide de devenir… réalisateur ! Coup de bol, il vit dans la banlieue de Los Angeles, et tout naturellement, il devient figurant enfant. La chance est de son côté, il tourne dans Les Lumières de la ville chef-d’œuvre de Charles Chaplin. Il observe les réalisateurs sur les tournages auxquels il participe. De fil en aiguille, il entre dans les secrets du montage. A la RKO, il devient l’assistant de Billy Hamilton, personnage haut en couleur qui supervise le montage de tous les films du studio. « On ne monte pas un film, on le découpe, exactement comme on découpe du tissu, une feuille de métal ou un morceau de fromage ! » jusqu’à obtenir un film qui tienne la route. Parrish apprend à oublier le scénario pour se concentrer sur du réelle, les images. Hamilton « un jour avait tenté de faire passer un scénario dans le projecteur – une vraie catastrophe ! ». Après une telle formation, Parrish devient un des meilleurs monteurs d’Hollywood, et plutôt que d’être appointé par un studio, il travaille en indépendant. Parrish devient monteur pour John Ford après avoir travaillé sous ses ordres comme figurant, acteur et assistant-monteur, puis au service de la Marine américaine durant la Seconde Guerre mondiale. Il monte La Bataille de Midway, « un film pour toutes les mères américaines, pour qu’elles comprennent que ça fait cinq mois qu’on se fait botter le cul, et que c’est maintenant seulement qu’on commence à riposter » selon John Ford. Robert Rossen est une autre rencontre importante pour Parrish. Il découvre auprès de lui (et d’Abraham Polanski) l’importance des scénaristes « que ce soit du goût de Billy Hamilton ou pas… » Rossen est l’opposé de Ford, anxieux, méfiant, hésitant… pour leur première collaboration ensemble, Sang et or (Body and Soul, 1947), Parrish décroche l’Oscar. Deux ans plus tard, il retravaille pour Rossen, remonte Les Fous du roi (All The King’s Men) et rencontre à cette occasion Harry Cohn, le patron de la Columbia pour qui il réalise plusieurs films. Parrish franchit le pas avec L’implacable ennemi (Cry Danger) en 1951, grand film noir. Il dirige des films de commande dans tous les genres, mais auxquels il insuffle un petit plus, une véritable sensibilité d’auteur.
L’Enfer des tropiques est à la base un roman d’un auteur anglais inconnu en France, Max Catto. Pourtant, plusieurs de ses romans seront adaptés avec succès à l’écran, le plus célèbre étant Trapèze (1956) de Carol Reed avec Burt Lancaster, Gina Lollobrigida et Tony Curtis. C’est un autre romancier, Irwin Shaw, qui se charge de l’adaptation. Shaw est une signature, auteur du Bal des maudits, best-seller porté à l’écran par Edward Dmytryk avec Marlon Brando et Montgomery Clift. Ses dialogues de L’Enfer des tropiques sont excellents, spirituels et cyniques. C’est un spécialiste des destins masculins brisés, son plus grand succès est l’adaptation en série TV du Riche et le pauvre (1976) avec le duo Nick Nolte et Peter Strauss.
La distribution est imparable, Robert Mitchum et Jack Lemmon se complètent parfaitement tant ils sont aux antipodes, et Rita Hayworth est la femme fatale idéale.
« J’éprouve une immense admiration pour Mitchum. C’est un des derniers héros romantiques de notre siècle, un personnage digne de Conrad. […] Avant le tournage de L’Enfer des tropiques, on le cherchait partout et on le vit arriver complètement décontracté : « Je sors de prison, nous dit-il, ce qui rendra mon personnage encore plus vraisemblable, et mon interprétation aussi. » (in Amis Américains – Institut Lumière/Actes Sud) Parrish rencontre Mitchum pour la première sur le tournage des Indomptables (Lusty Men, 1952) où il remplace, à sa demande, Nicholas Ray, à l’hôpital, pour trois jours. Mitchum est superbe, son interprétation est d’une grande finesse, il n’est jamais meilleur que dans des êtres brisés à la recherche d’une morale libérée des règles imposées par la société. Après s’être parfaitement entendu, Robert Mitchum et Robert Parrish se retrouveront pour un chef-d’œuvre, L’Aventurier du Rio Grande (The Wonderful Country, 1959).
L’Enfer des tropiques ou le romanesque dans toute sa splendeur.
Fernand Garcia
L’Enfer des tropiques une édition Rimini, report HD magnifique avec en complément : Robert Parrish, l’enfant d’Hollywood, une présentation du cinéaste ludique et précise par Jean-François Rauger (15 minutes).
L’Enfer des tropiques (Fire Down Below) un film de Robert Parrish avec Rita Hayworth, Robert Mitchum, Jack Lemmon, Herbert Lom, Bonar Colleano, Bernard Lee, Edric Connor, Peter Illing, Joan Miller… Scénario : Irwin Shaw d’après le roman de Max Catto. Directeur de la photographie : Desmond Dickinson. Effets spéciaux : Cliff Richardson. Décors : John Box. Montage : Jack Slade. Musique : Arthur Benjamin, Douglas Gamley & Kenneth V. Jones. Producteurs : Albert R. Broccoli & Irving Allen. Production : Warwick Film Productions – Columbia Picture. Grande-Bretagne – Etats-Unis. 1957. 116 minutes. Technicolor. CinémaScope. Format image : 2.35 :1. Son VOSTF et VF. Tous Publics.