Il y a des phrases qui s’impriment à jamais dans la mémoire : « La police, c’est un métier sale qu’on ne peut faire que salement ». Elle est prononcée froidement par l’inspecteur Favenin (Michel Bouquet), un condé (un policier), terrible constat loin d’être anodin en 1970. Le film d’Yves Boisset est, et reste, une dénonciation des violences policières d’une virulence rare dans le cinéma français. Un Condé n’a pas surgi dans le paysage par hasard.
Mai 68, le peuple est dans la rue, le pouvoir vacille, les forces de l’ordre avec le concours de groupuscules plus que douteux s’en donnent à cœur joie. Les coups pleuvent avec son lot de blessés, d’arrestations arbitraires, d’humiliations, etc. – le tout couvert par l’Etat, il suffit pour s’en rendre compte de (re)voir le documentaire de Jean-Luc Magneron, Mai 68, la belle ouvrage, glaçant témoignage de victimes, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 1969 avant de croupir de longues années sur les étagères. Il ne sortira en salles qu’en 2018 !
Cette violence révolte Yves Boisset qui entreprend un film sur cette réalité niée. Il s’empare d’un roman de Pierre Lesou, qui sera publié qu’après la sortie du film sous le titre La mort d’un condé. Pour son roman, déjà porté à l’écran par Jean-Pierre Melville avec Le Doulos, Lesou s’est largement inspiré de son père, policier, pour créer l’inspecteur Favenin.
Le sujet est explosif, Yves Boisset le sait. Ainsi, Le Condé adopte la forme classique du polar avec toute la mythologie propre au genre: personnages, ambiance, climat, décors. Son style vif, très série B américaine, donne un formidable punch à ses scènes de violence. Dès l’ouverture, le tabassage d’un patron de boîte de nuit dans une arrière-cour par des hommes de main – le ton est donné, les poubelles volent, les ordures s’étalent. Un Condé est un film sur des ordures et rapidement une parallèle se crée entre les voyous et les policiers. D’un côté un code d’honneur, qui masque mal toutes les trahisons possibles, de l’autre la loi et son application au bon vouloir d’homme qui se croit investi d’une mission grâce à une carte tricolore. Boisset ne flanque pas tout le monde dans la même poubelle et de part et d’autre il y a des hommes sympathiques et à leur échelle intègres.
Un Condé est la démonstration que la loi vaut ce que vaut la société qui l’applique. Que tout est fragile et que la fine ligne de démarcation qui sépare truands et flics peut à tout moment être franchie. Les cartes peuvent être très vite redistribuées. Le condé n’hésite pas à faire du chantage, à recourir à la violence, à la torture pour parvenir à ses fins. Les gangsters sont au service des politiques, afficheurs, hommes de main, ils servent les candidats de la majorité au pouvoir. Clairement, toute société encourt le risque que le politique au pouvoir se gangstérise.
Le propos est fort et dérangeant… Ce qui est acceptable venant des Etats-Unis ou d’Italie est inacceptable en France. Le pouvoir s’affole devant le miroir tendu par Yves Boisset. Par une suite de petites manœuvres, le ministre de l’Intérieur va obtenir l’interdiction d’exploitation du film. Retour sur la chronologie d’une censure…
Il existait alors une pré-censure sur scénario, cette commission avait déjà demandé et obtenu le changement du titre « Le » Condé en « Un » Condé, l’article défini prêtant à une généralisation gênante. La même mésaventure était arrivée à Jean-Luc Godard avec « La » Femme mariée devenue « Une » Femme mariée.
Un Condé achevé, une copie du montage définitif est déposée au CNC avec la demande de visa de censure. Un Condé est présenté tout d’abord à la sous-commission; le représentant du ministère de l’Intérieur y voit « un violent réquisitoire contre la police ». La sous-commission renvoie évidemment le film en séance plénière.
Connaissant le risque majeur auquel le film s’expose – une interdiction totale, – Yves Boisset, avant le passage en séance plénière, contacte les membres les plus libéraux de la censure pour leur expliquer sa position. La séance a lieu le 30 juillet 1970. Le débat est houleux et vif entre les 27 membres, on évoque l’effet catastrophique d’une interdiction du film devant la portion la plus intransigeante de la commission. Le débat s’éternise et dure plus de deux heures au terme duquel les membres votent à bulletins secrets. C’est à deux voix de majorité qu’Un Condé échappe à une interdiction totale. Un avis pour interdiction aux moins de 13 ans et sans aucune coupure est transmis au ministère de la Culture.
Jean-Pierre Melville, membre de la commission, dit à ses collègues après la projection : « Certaines scènes pourraient être signées Melville », rien de moins. Quelques minutes avant, juste après le résultat du vote autorisant le film, le représentant du ministère de l’Intérieur lance ulcéré à ses collègues: « Faites-le projeter dans les écoles pendant que vous y êtes ! » et claque la porte de la salle de projection de la rue de Varenne. Un Condé est programmé pour une sortie en salles le 16 septembre.
« Je n’aime pas les flics, eux ne m’aiment pas non plus. Si on savait à quel point cette hostilité réciproque est forte, on devrait au lieu d’interdire mon film, le recommander. Car j’ai voulu en dénonçant les actes de ce « condé » plaider pour une police objective qui se considérerait comme protectrice du citoyen et non pas comme chasseur perpétuel du moindre suspect. » Yves Boisset
Sous la pression de Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, Edmond Michelet, ministre des Affaires Culturelles, s’écrase et ajourne la signature du visa de censure autorisant le film. Le Ministère joue la montre et reporte ce nouvel examen jusqu’à compromettre la sortie du film en salle. Un Condé est renvoyé une nouvelle fois en commission plénière à la demande de Michelet pour un nouvel examen. La production s’active et demande aux membres favorables au film de le soutenir à nouveau. Le ministère de l’Intérieur demande 18 minutes de coupures dont la suppression de la totalité des scènes avec le commissaire principal incarné par Adolfo Celi et de plusieurs répliques prononcées par des fonctionnaires de police : « Enfin, bon Dieu, une police propre ça doit bien exister… », « Il ne faut pas croire ce qu’on raconte, c’est pas la Gestapo, ici… », « La police est un métier sale qu’on ne peut faire que salement », « La police c’est un corps qui fonctionne. Un corps qui fonctionne bien ce n’est pas un corps qui ne produit pas de déchets, c’est un corps qui les élimine convenablement ». La demande porte aussi sur la suppression de la scène de l’interrogatoire de Dan Rover (John/Gianni Garko). Dans l’attente des modifications, Un Condé est interdit. Yves Boisset se refuse alors à ses coupures qui rendraient son film totalement incompréhensible et inexploitable.
En coulisses, une longue négociation s’engage avec les différents ministères. La presse dans sa très grande majorité soutient Boisset. Après d’âpres négociations, le film est autorisé après le retournage de la scène de l’interrogatoire de Dan Rover (aux frais de qui ?), cette obligation est certainement un cas unique dans l’histoire du cinéma français, ainsi que allègement et suppression de quelques dialogues.
Véra Belmont, la courageuse productrice, est poursuivie en justice et condamnée pour avoir utilisé un mineur, son propre fils, dans la scène du tabassage d’Aulnay (Rufus) par l’inspecteur Favenin. La commission cinéma de la DDASS, autorisant des enfants dans les films, avait donné avant tournage un avis négatif interdisant la présence d’un enfant dans la scène malgré la présence d’un huissier sur le plateau qui accréditait qu’aucun dommage psychologique n’est à déplorer pour l’enfant. Une sanction politique de plus pour Un Condé.
La scène de l’interrogatoire de Dan Rover est retrouvée en Italie, un internégatif du montage intégral était parvenu au coproducteur avant que la censure française ne s’acharne sur le film. La scène est incluse dans les compléments du film. Un Condé sort sur les écrans le 11 octobre 1970.
« Regarde bien et n’oublie jamais, tu vois, c’est ça un flic » lance la bouche en sang Aulnay à son fils. L’inspecteur Favenin s’arrête un instant, surpris. Le regard apeuré et accusateur de l’enfant en dit long sur le sentiment de l’époque de la population envers la police.
Un Condé est le troisième film d’Yves Boisset, après Coplan sauve sa peau (1968) et Cran d’arrêt (1970). Désormais il va appuyer là où ça fait mal: la guerre d’Algérie avec R.A.S (1973), puis le racisme ordinaire Dupont Lajoie (1975), le SAC avec Le juge Fayard dit le Shérif (1977), la brutalité et l’endoctrinement militaire dans Allons z’enfants (1981), etc. Boisset est le symbole des « fictions de gauche » autant vilipendées à droite qu’à gauche !
Avant devenir réalisateur, Boisset se destine au professorat, suivant ainsi ses parents professeurs de lettres et d’Allemand. Passionné par le cinéma, il écrit des critiques pour Cinéma 58 et rédige avec Jean-Pierre Coursodon Vingt ans de cinéma américain (1961). Yves Ciampi lui met le pied à l’étrier en le prenant comme assistant-réalisateur sur Le vent se lève (1959), Qui êtes-vous, Monsieur Sorge ? (1961) et Liberté 1 (1962). Au cours de sa carrière, Yves Boisset aura de sérieux problèmes avec la censure. Ses films restent des témoignages courageux sur la France et ses ambiguïtés.
Visage fermé, impénétrable, voix blanche et violence contenue, Michel Bouquet est prodigieux, l’inspecteur Favenin est l’une de ses plus grandes interprétations. Michel Bouquet va tirer parti d’un physique ingrat pour des compositions magistrales. Il ne sera jamais meilleur qu’en homme bafoué. Il faut le revoir dans La Femme infidèle (1969), mais aussi dans les autres films de Claude Chabrol, La Rupture (1970), Juste avant la nuit (1971), Poulet au vinaigre (1985). Bouquet retrouve Boisset pour L’Attentat (1972), thriller politique inspiré de l’affaire Ben Barka. Bouquet aura l’occasion d’incarner un autre flic détestable dans Deux hommes dans la ville (1973) de José Giovanni, où ses agissements mèneront un paumé (Alain Delon) à la guillotine. Michel Bouquet n’est rien de moins que le Javel idéal qu’il incarna sous la direction de Robert Hossein en 1982. Michel Bouquet est l’un des derniers monstres sacrés du cinéma français et de la scène théâtrale.
Un Condé n’est pas une pièce de musée, loin s’en faut, il suffit de voir ce qui se passe actuellement en France, les étranges accointances entre la majorité présidentielle et des hommes de main particulièrement douteux, et le déni absolu des violences policières. Un Condé est plus que jamais d’actualité.
Fernand Garcia
Un Condé est édité dans la collection Polar – Le 36 (en DVD et Blu-ray) par ESC éditions, master HD, film scanné en 4K et restauré en 2K en supplément : Requiem pour un Condé, entretien avec le grand spécialiste et éditeur du polar : François Guérif, une tour d’horizon du film policier français du début des années 70, des films à « l’esprit contestataire de l’après-68 » (30 minutes) Un Condé, au fil de la censure, entretien avec Yves Boisset « c’est Véra Belmont par l’intermédiaire de Claude Sautet qui m’a proposé le film » l’histoire d’Un Condé et de ses déboires par son réalisateur (14 minutes). Censure et politique, entretien avec Jean-Pierre Jeancolas, de La Religieuse (1966) à sa disparition de la censure politique sous Valéry Giscard d’Estaing « en tant qu’instrument d’interdiction, mais demeure en tant qu’instrument de classement » (8 minutes). Une expérience musicale, entretien avec Antoine Duhamel, document rare sur le compositeur (9 minutes) et pour finir, un extrait d’un autre film dans la collection Polar français, le 36, Légitime violence de Serge Leroy. De quoi être incollable sur Un Condé.
Un Condé un film d’Yves Boisset avec Michel Bouquet, Françoise Fabian, Michel Constantin, John/Gianni Garko, Adolfo Celi, Anne Carrère, Rufus, Théo Sarapo, Henri Garcin, Bernard Fresson, Pierre Massimi, Henri Poirier… Scénario : Claude Veillot, Yves Boisset. Dialogue : Claude Veillot d’après La Mort d’un Condé de Pierre-Vial Lesou, Editions Fleuve Noir. Directeur de la photographie : Jean-Marc Ripert. Montage : Albert Jurgenson. Musique : Antoine Duhamel. Productrice : Véra Belmont. Production : Stephan Films – Empire Films. France-Italie. 1970. 103 minutes. Couleur. Format image : 1,77 – 1-/9e compatible 4/3. Son français mono. Interdit aux moins de 12 ans.