On sait que depuis longtemps Alain Cavalier a abandonné le cinéma commercial classique et sa grosse cavalerie pour faire cavalier seul avec sa petite caméra et ses films faits en équipe ultra-réduite – lui-même, et parfois une ou deux autres personnes. Il caracole dans l’intime, la petite forme, le cinéma minimaliste.
Etre vivant et le savoir, c’est un film sur un film qui ne se fera pas. La mise en abyme est quelque peu abyssale : Alain Cavalier a le projet de tourner une forme d’adaptation du roman de son amie Emmanuèle Bernheim, Tout s’est bien passé, récit du suicide assisté de son père à elle. Ils doivent en écrire tous les deux le scénario puis le tourner, elle dans son propre rôle, lui dans celui du père, pour faire une sorte de « répétition générale » de sa mort. Mais le cancer qui se déclare chez Emmanuèle Bernheim vient changer la donne et bouleverser le cours (déjà embrouillé) des choses. Au lieu de se filmer lui-même en homme qui va mourir, il filme dorénavant son amie qui va doucement vers sa mort. Mais ce n’est certainement pas un film d’hôpital. Emmanuèle Bernheim est bien vivante, chez elle, yeux bleus pétillants sur pull bleu électrique et turban sur la tête (seul indice de la chimiothérapie), riant devant sa caméra. Les épisodes médicaux les plus lourds sont pudiquement évoqués par le carnet de notes du cinéaste filmé en gros plan, qu’il nous lit en voix off. Le film nous chuchote à l’oreille le travail de la mort.
Pendant que le temps de la maladie s’allonge, Alain Cavalier chez lui filme des obsessions personnelles parfois incongrues : des courges à différents stades de vieillissement ou de pourrissement, des fruits, des christs en croix plus ou moins abîmés, des petites statues. Il fait des natures mortes changeantes, modulables, éphémères, en combinant ces différents éléments sous des lumières travaillées. Les christs y ont souvent le premier rôle (mais pas toujours), et vont parfois jusqu’à copuler avec une poire ou une courge. Une petite statue africaine de bois noir plongée dans l’intérieur humide d’une courge coupée en deux évoque très poétiquement mais très directement un sexe féminin épanoui. La vie et la mort se côtoient, mais le vieillissement, la souffrance et la blessure sont les véritables leitmotivs de ces tableaux. Les légumes pourrissent, les christs sont en morceaux. Ces natures mortes/vivantes peuvent aussi être vues comme des ex-voto, célébrations religieuses ou païennes de membres amputés ou retrouvés, ou comme des cairns, ces tas de pierres au bord des chemins qui peuvent marquer aussi bien des sépultures que des bornes ou des marques de passage (ce qui d’ailleurs revient au même : le tombeau comme trace de passage). Alain Cavalier ne cesse de dresser ses petits autels intimes.
Il filme aussi des moineaux dont l’un est estropié, porte précautionneusement une petite souris morte, recueille un pigeon blessé – ce qui lui permet de donner une version réduite et rigolote du mouvement général de mise en abyme : le pigeon convalescent perché sur l’écran d’ordinateur s’y regarde lui-même, filmé peu de temps avant, avec une certaine surprise…
Je tombe sur un bout de poème de Guillevic :
Le pigeon qui venait / Mourir auprès de toi,
Qui mourait dans l’espace / Où tu devras mourir.
Le groupe de poèmes s’appelle opportunément De ma mort. C’est peu dire que ça colle parfaitement avec le film.
Un autre extrait :
Parce qu’il y a terme / A ces jours devant toi,
Que d’aller vers ce terme / Fait par-dessus tes jours / Un creux qui les éclaire,
Tu as le goût / De ces rapports qui sont de joie / Avec les murs et le rosier.
On m’objectera peut-être que pour la causerie littéraire au coin du feu, je me suis trompée d’étage. Mais je n’y peux rien si le cinéma d’Alain Cavalier n’a justement pas beaucoup d’équivalent dans le cinéma, et s’il faut chercher ailleurs d’éventuelles références ou résonances (ici on résonne plus qu’on ne raisonne), par exemple dans la poésie de Guillevic, de Léon-Paul Fargue (le superbe texte Aeternae memoriae patris sur la mort de son père), dans l’autobiographie de Michel Leiris (série La règle du jeu), dans les endroits où l’on fouille solitairement une intimité pas toujours très jolie, entreprise qui par l’obstination qu’on doit mettre à creuser sur place est plus souvent littéraire et isolée que cinématographique et plurielle. Le cinéma de Cavalier est un geste solitaire et singulier, et par là même rejoint l’universel.
On voudrait éviter le lieu commun du film testamentaire, mais il faut dire que le réalisateur lui-même enfonce le clou du cercueil. Tombeau d’Alain Cavalier encore vivant, tombeau d’Emmanuèle Bernheim finalement morte, l’œuvre se clôt sur la composition épurée que le réalisateur dédie à son amie : une courge desséchée qui ressemble à une sculpture et des fleurs de jasmin. Ce beau film est une méditation toute entière tournée vers la mort, mais reste en même temps un objet léger et poétique, une façon presque primesautière d’aller à l’os. Côtoyer la mort, quelle meilleure façon de savoir qu’on est vivant ? Essayant d’aller au bout de cette fameuse « répétition générale », le réalisateur se couche sur son lit et s’efforce de se mettre dans la peau d’un mourant, de se débarrasser justement de ce qu’il appelle son « vieux sac de peau », d’arrêter de respirer. Il ne tient pas très longtemps, et revient à la vie en disant quelque chose comme « Vive la République et les pommes de terres frites ! »
On souhaite à Alain Cavalier encore beaucoup de films testamentaires, beaucoup de courges, de pommes de terre frites, et si possible beaucoup de République.
Emmanuelle Le Fur
PS : j’aime beaucoup aussi la séquence autour des œufs sur le plat, à partir d’un tableau d’une mourante n’ayant pas eu le temps de profiter de sa dernière volonté (manger deux œufs sur le plat), et de la sculpture d’un artiste qui s’en est inspiré. Cavalier filme les deux œufs qu’il mange lui-même tous les matins. On lui souhaite aussi beaucoup d’autres œufs sur le plat.
Être vivant et le savoir un film de et avec Alain Cavalier et Emmanuèle Bernheim. Montage : Alain Cavalier et Françoise Widhoff. Producteur : Michel Seydoux. Production : Camera One – ARTE France Cinéma avec la participation de Ciné +. Distribution (France) : Pathé (Sortie le 5 juin 2019). France. 2019. 82 minutes. Couleur. Tous Publics. Sélection officielle Festival de Cannes 2019, hors-compétition.