Voir Cérémonie secrète, c’est faire une expérience rare : celle de se trouver face à un objet rebelle à la description, irréductible à toute tentative d’explication psychologique ou psychanalytique, tellement énigmatique qu’on est traversé en le regardant d’émotions violentes et contradictoires, aussi violentes et contradictoires que les actions des personnages.
Dès les premiers plans du générique, il y a cette étrange et grande maison londonienne, où va se dérouler le cœur du film, et qui est une des sources d’inspiration de Losey (elle le fascinait déjà depuis de nombreuses années avant le tournage). Aussi mystérieuse en elle-même que certains des plus beaux décors de Dario Argento (ceux de Profondo rosso par exemple), elle donne au film ses teintes moirées et complexes, changeante comme les états d’âme des personnages qui y vivent ou y circulent.
Le film commence presque comme un comic book, avec des couleurs pétantes et des actions rapides. On a deux ou trois plans brefs et élégants pour comprendre que Liz Taylor est une prostituée (les longues scènes explicatives, ce n’est certes pas le genre de la maison…) : elle prend l’argent posé sur la cheminée, à côté de la photo d’une enfant (sa fille morte), enlève sa perruque blonde – et la pose sur une petite statue de la vierge ; puis ce sont les pieds d’un homme qui sort de chez elle, pendant qu’elle se lave le visage, et surtout la bouche, avec une sorte de frénésie.
Ensuite le rouge vif de l’autobus où elle monte vient occuper l’écran, on la retrouve assise tout de noir vêtue dans le bus, aussitôt une autre jeune femme en noir s’approche d’elle, des larmes aux yeux, puis finit par s’asseoir à ses côtés en l’appelant « Maman »… C’est Mia Farrow, yeux bleus et air égaré, qui fait battre en retraite Liz Taylor. Descendue du bus, elle traverse une église, un instant fascinée par un baptême (célébré par un prêtre enrhumé), puis rejoint le cimetière pour mettre un bouquet de fleurs bleues sur la tombe de sa fille (noyée à l’âge de 10 ans, comme on peut le lire sur la pierre tombale). Pendant tout ce trajet, Mia Farrow ne cesse de suivre Liz Taylor, se cachant derrière les piliers ou les palissades comme un mauvais détective…
Sans cesse surprenant, le film avance sans jamais suivre les chemins familiers. Sans qu’aucune parole ne soit échangée, Liz Taylor, qui a vu dans les yeux de Mia Farrow ceux de sa fille morte, accepte de la suivre dans sa grande maison, où Taylor constate à son tour sa troublante ressemblance avec les photos de la mère morte de Mia Farrow. Ainsi débutent de drôles de relations mère-fille sans cesse perverties, et encore davantage perverties par le retour du beau-père, Robert Mitchum, barbu opaque et inquiétant, cousin du faux pasteur sifflotant de La nuit du chasseur, qui ne cesse de vouloir offrir des bouquets moches à Mia Farrow pour reprendre ce qui semble être d’anciens jeux sexuels teintés de pédophilie et d’inceste.
Au moment où Joseph Losey commence Cérémonie secrète en 1968, il vient de terminer Boom avec le couple explosif Richard Burton – Elizabeth Taylor. Cette dernière, qui a appris à apprécier Losey, lui exprime dès la fin de Boom son désir de refaire un film avec lui. Il lui propose alors le scénario de Cérémonie secrète, écrit par George Tabori d’après une nouvelle sud-américaine, qu’il a dans ses tiroirs depuis trois ans. Elle accepte avec enthousiasme.
Losey : » J’étais encore dans le rythme de « Boom », et c’est le cas rare où j’ai enchaîné deux films l’un sur l’autre. (…) C’était bien la première fois, depuis Hollywood, que je faisais deux films coup sur coup. «
Liz Taylor dans ce film réussit le tour de force d’être à la fois très classe et parfaitement vulgaire. (Peut-être est-ce d’ailleurs l’essence même de l’actrice Elizabeth Taylor ? En tout cas cette double facette de sa personnalité aura rarement été autant magnifiée que par Losey.) Ainsi dans une des séquences du début, elle mange avec calme et gloutonnerie un petit déjeuner somptueux que lui a préparé sa « fille », puis s’exclame « Je n’ai jamais aussi bien mangé ! » et rote bruyamment. Plus tard dans le film elle a mis une des tenues de la défunte mère, un ensemble pourpre avec chapeau de la même couleur et boucles d’oreille en améthyste, un truc d’une élégance folle, pour aller voir les deux tantes chapardeuses de Mia Farrow (Peggy Ashcroft et Pamela Brown, très marrantes, assumant selon les mots de Losey « une espèce de détente comique« ), et elle finit par les insulter comme une charretière pour tout ce qu’elles ont volé dans la maison.
Les trois comédiens principaux, trois célébrités (y compris la jeune Mia Farrow qui avait gagné une renommée mondiale avec Rosemary’s Baby tourné peu de temps avant), sont ici dépouillés de leurs attributs de stars. On a devant nous des êtres qui agissent sans logique, comme essentialisés dans leurs pulsions, réduits à une violence presque abstraite. Le film montre une série d’affrontements où les personnages cherchent à s’utiliser et à se dévorer les uns les autres, alternativement proies et prédateurs, où des solitudes se cognent obstinément à d’autres solitudes. Comme presque toujours chez Losey, on retrouve des problèmes de lutte des classes : Liz Taylor est une prostituée de bas étage venue d’Amérique, Mia Farrow la fille d’un aristocrate ou d’un riche homme d’affaires qui en mourant lui a légué une très grosse fortune (et une immense maison), et Mitchum paraît être un professeur d’université, fin lettré, Américain lui aussi.
Les positions sociales des unes et de l’autre prennent tour à tour le dessus, au gré de leurs besoins personnels, mais les personnages sont sans cesse débordés par la violence de leurs passions, et les catégories habituelles deviennent inopérantes. Les pulsions de mort, en même temps que les pulsions sexuelles, rongent souterrainement toutes les relations humaines. La « Cérémonie secrète » du titre renvoie peut-être à ces relations perverses entre un beau-père concupiscent et sa belle-fille (qu’il a connue alors qu’elle n’avait que 11 ans), et qui se perpétuent à travers de troubles rituels sexuels ; mais c’est peut-être aussi ce long face-à-face entre une fausse mère et sa fausse fille, tantôt tendre tantôt féroce, lui aussi plein de rituels païens. Le film laisse derrière lui un parfum sulfureux et doux de blasphème.
Le travail de Gerry Fisher, le chef-opérateur, est extraordinaire. L’image du film n’est pas réellement belle, elle est comme le film : diverse, outrée, lapidaire, contradictoire, délirante. Le spectateur est éclaboussé de couleurs : parfois des teintes irisées lorsque l’on est dans certaines parties de la maison où domine un carrelage nacré dans les bleus-verts ; parfois du rose fuchsia et du bleu cyan dans le même plan (parce que la maison a des vitres de ces couleurs) ; parfois du rouge vif (le bus déjà cité, un uniforme militaire dans la boutique d’antiquités des tantes, ou simplement le rouge à lèvres de Liz Taylor) ; parfois du bleu-mauve (le bouquet mis sur la tombe de sa fille morte) ou du rose pâle (un des déshabillés que Liz Taylor a « emprunté ») ou du blanc voluptueux (un manteau de fourrure de même provenance) ou du violet éclatant (la tenue déjà citée) ou du noir brillant (certains intérieurs nocturnes)… C’est une sorte de carnaval funèbre qui nous enivre, un peu comme si nous étions à l’intérieur d’une fastueuse chambre mortuaire pleine de statues, de vitraux et de l’odeur entêtante de l’encens. Des mouvements de caméra discrètement acrobatiques contribuent également au vertige. Fisher était le « lighting cameraman » du film, c’est-à-dire qu’il faisait à la fois le cadre et la lumière. Il venait depuis peu de devenir directeur de la photographie (responsable de la lumière, l’échelon supérieur à celui de cadreur), son tout premier film en tant que tel avait été Accident du même Losey, deux ans avant. C’était un cameraman hors pair, et Losey raconte qu’aucun cadreur ne voulait travailler avec lui, les plus vieux parce qu’ils trouvaient indigne d’eux de travailler avec un directeur photo si récent, les plus jeunes parce qu’ils n’étaient pas assez doués. Il était donc contraint assez souvent de faire les deux à la fois, comme sur ce film, rempli de mouvements d’appareil splendides qui se font oublier derrière le foisonnement du propos.
La petite musique obsédante de Richard Rodney Bennett et la présence récurrente de boîtes à musique et de jouets mécaniques achèvent de donner au film des allures de comptine sépulcrale. (Le film se termine d’ailleurs par une fable énigmatique que se raconte à elle-même une Liz Taylor épuisée, revenue dans son petit appartement : deux souris tombent dans un pot de lait, l’une appelle au secours et se noie, l’autre pédale toute la nuit et se retrouve au matin sur une motte de beurre. La souris survivante s’en sort au prix de sa solitude, telle pourrait être la morale de cette histoire cruelle et drôle – et une des morales possibles du film, à l’humour féroce.)
En cherchant un équivalent émotionnel à ce que provoque chez moi ce film, j’ai pensé à l’étrangeté d’un Raymond Roussel. Roussel (1877-1933), fêté par les surréalistes, était un écrivain légèrement frappadingue, qui avait mis au point une « méthode » qu’il pensait universelle pour écrire des fictions parfaitement improbables. Dans son roman « Locus Solus » (« Lieu solitaire » en latin, nom qui s’appliquerait tout à fait à la maison du film), le savant Canterel, entre autres réalisations étonnantes, a construit dans le parc de sa propriété des cages de verre réfrigérées où des morts, rendus à une vie mécanique par l’emploi d’un procédé complexe, reproduisent en boucle l’action centrale de leur vie, grâce à une sorte de mémoire corporelle. Les proches des défunts viennent assister, fascinés, à ce spectacle macabre.
Les histoires impossibles de Raymond Roussel, comme le film de Losey, creusent des trous béants dans la réalité. On est pris d’un vertigineux malaise devant ces gouffres. Le spectacle est absurde et grandiose. C’est tout à la fois primitif et sophistiqué à l’extrême, et d’une grande sauvagerie. Et la cérémonie garde ses secrets.
Emmanuelle Le Fur
PS : les anecdotes et citations sont tirées du « Livre de Losey« , interview-fleuve mené par Michel Ciment, indispensable à qui veut s’approcher de l’œuvre de ce grand cinéaste.
PS 2 : Cérémonie secrète est ressorti en salles dans une belle copie restaurée. En 1969 il était interdit aux moins de 13 ans, il est à présent tous publics. Vous pouvez donc y emmener votre petit neveu de 5 ans et demi, qui risque de ne pas tout saisir et de s’ennuyer un peu. Mais si vous avez quelques années de plus et un cerveau, ça risque de vous plaire.
Cérémonie secrète (Secret Ceremony) un film de Joseph Losey avec Elizabeth Taylor, Mia Farrow, Robert Mitchum, Peggy Ashcroft, Pamela Brown… Scénario : George Tabori d’après la nouvelle « Ceromonia secreta » de Marco Denevi. Directeur de la photographie : Gerry Fisher. Décors : Richard Macdonald. Costumes : Sue Yelland. Musique : Richard Rodney Bennett. Montage : Reginald Beck. Producteurs : John Heyman et Norman Priggen. Production : Universal Pictures – World Film Services – Paul M. Heller Production. Distribution (France) : Splendor films (ressortie le 1er mai 2019 – Version restaurée). Grande-Bretagne. 1968. 109 minutes. Technicolor. Format image : 1.85 :1. DCP. Tous Publics.