Petit matin, une voiture à vive allure fait s’envoler des bouts de journaux déchiquetés de la voie rapide qui enjambe le Tibre. Entraînées par le vent, ses bribes d’information viennent buter contre le corps d’une femme, étendue, morte. Prostituée, misérable, elle a été tuée durant la nuit… La police arrête plusieurs suspects et les interroge à tour de rôle…
Bernardo Bertolucci a 21 ans en 1962, une année importante où il reçoit le prix Viareggio de la première œuvre pour son recueil de poésie In cerca del mistero et celle de son premier film. Fils aîné du poète et essayiste italien, Attilio Bertolucci, Bernardo, né à Parme en 1941, se passionne très vite pour le cinéma. En 1954, la famille s’installe à Rome. Pier Paolo Pasolini, grand ami de son père, échange fréquemment avec lui. Après avoir passé son baccalauréat, Bernardo Bertolucci demande à son père comme récompense un voyage à Paris. Le jeune homme passe un mois dans la capitale et surtout à la Cinémathèque française. Il adore le cinéma français et se sent à mille lieux des cinéastes italiens qui délaissent le néoréalisme pour la commedia all’italiana. De retour en Italie, un an ou deux ans après, il est assistant de Pasolini sur Accattone. Bertolucci reconnaîtra que « Pier Paolo a été dans une certaine mesure un substitut de la figure paternelle ». Accattone est « le moment où le rêve du cinéma se réalise ». Le film est un succès. Antonio Cervi, le producteur, avait signé avec Pasolini pour un nouveau film à partir d’un sujet de quelques pages intitulé La Commare Secca. Mais Pasolini se désintéresse du projet au profit de Mamma Roma et suggère au producteur de faire écrire le scénario par Sergio Citti et Bernardo Bertolucci. Tonino Cervi est dans un premier temps envisagé comme réalisateur avant de renoncer. Bertolucci est alors engagé pour réaliser un film « genre Pasolini ».
A partir des préoccupations sociales de Pasolini, Bernardo Bertolucci s’affranchit totalement de l’influence de celui-ci. Il met en place sa propre grammaire cinématographique, un lyrisme instinctif, une caméra en mouvement et une sensualité de chaque plan, qui, avec la maturité, deviendront le style Bertolucci. Dans Les Recrues, on ne trouve rien de la religiosité de Pasolini, mais un amour profane, direct et poétique du cinéma. Se retrouve déjà, ce qui fera le cinéma de Bertolucci comme en gestation dans Les Recrues, ce lien entre cinéma et poésie, cette attention aux corps, à l’humain, l’importance des lieux… « J’ai tourné La Commare secca totalement désarmé sur le plan de la méthode, et l’unique bagage stylistique, et même technique que j’ai utilisé, dont je sentais vraiment la nécessité, était d’ordre poétique. C’était la composition des vers. ».
A l’image très élaborée et dynamique de son film, Bertolucci élabore un montage complexe, flash-back où les personnages témoignent de leur journée, ses séquences sont enchevêtrées les unes dans les autres et s’articulent autour d’un court moment : la prostituée dans sa chambre, au matin de sa journée fatidique. Espace temporel relié par un instant de forte pluie sur la ville. Ses témoignages sont enregistrés par la police (hors champs) et les protagonistes sont comme sur la scène d’un théâtre. Au vu du dispositif, on pourrait croire que Bertolucci adopte le point de vue de l’autorité. Il n’en est rien, ce qui l’intéresse ce n’est pas de découvrir le meurtrier, mais d’analyser les causes qui conduisent et ont abouti au drame. Chaque témoignage est le moment de dresser un état des lieux. Des jeunes, hommes et femmes, qui ont soif de vivre, mais prisonniers des conventions et enclavés dans la périphérie de Rome. Société étouffante où tous les personnages se rejoignent sous la chape de plomb de la misère et de l’insatisfaction de leurs désirs. Cette violence sociale perdure depuis longtemps, Bertolucci passe ainsi des bois, où des couples osent loin des regards s’embrasser, aux grands bâtiments du quartier de l’EUR à Rome construits sous le fascisme. Le paysage est politique et sous le vernis du boom économique italien, c’est toujours l’ordre ancien qui domine. Bertolucci pointe une société qui s’accommode fort bien de la misère et dont l’unique réponse est la stigmatisation et la répression. La Commare secca signifie la mort en dialecte romain.
Les Recrues se termine sur une citation de G. Belli, déclamée : « Et c’est ainsi, dans la rue Giulia, que la grande Faucheuse donne son coup de grâce. » mais les forces de la vie attestent de la naissance d’un grand cinéaste.
Fernand Garcia
Les citations de Bernardo Bertolucci sont issues de Mon obsession magnifique, écrits, souvenirs, intervention 1962-2010, aux Editions du Seuil.
Les Recrues (La Commare secca) un film de Bernardo Bertolucci avec Francesco Ruiu, Giancarlo de Rosa, Vincenzo Ciccora, Alfredo Leggi, Gabriella Giogelli, Santina Lisio, Carlotta Barilli, Ada Peragostini, Clorinda Celani, Renato Troiani, Vanda Rocci, Marisa Solinas, Allen Midgette, Alvaro d’Ercole… Scénario : Bernardo Bertolucci et Sergio Citti d’après un sujet de Pier Paolo Pasolini. Directeur de la photographie : Gianni Narzisi. Costume : Adriana Spadaro. Montage : Nino Baragli. Musique : Piero Piccioni. Producteur : Antonio Cervi. Production : Compagnia Cinematografica Cervi S.p.A. – Cineriz. Distribution (France) : Camelia (Sortie le 13 février 2019). Italie. 1962. 93 minutes. Noir et blanc. Format image : 1,66 :1. Tous Publics. Mostra de Venise, 1962.