A Oakland, dans des Etats-Unis à peine dystopiques, ravagés par la misère économique et l’esclavagisme rampant du prolétariat, Cassius Green, surnommé « Cash », vit avec sa petite amie dans le garage qu’il loue à son oncle. Ce dernier décroche un boulot dans le télémarketing au sein de la société « WorryFree » (« SansSouci »). Les « esclaves » de l’entreprise sont entassés au sous-sol et séparés des cadres que l’on retrouve dans les étages dans de grands bureaux lumineux par un ascenseur doré hautement métaphorique.
Après avoir décroché un boulot de vendeur en télémarketing, Cassius Green bascule dans un univers macabre en découvrant une méthode magique pour gagner beaucoup d’argent. Tandis que sa carrière décolle, ses amis et collègues se mobilisent contre l’exploitation dont ils s’estiment victimes au sein de l’entreprise. Mais Cassius se laisse fasciner par son patron cocaïnomane qui lui propose un salaire au-delà de ses espérances les plus folles…
Obsédé par la réussite, Cassius suit les conseils de son voisin de bureau et contacte ses clients déguisé derrière sa « white voice », sa « voix de blanc ». Afin de « rassurer » et surtout de contourner le racisme de ses interlocuteurs et de se réaliser en tant qu’individu dans cette société, Cassius n’a d’autre choix que de se fondre dans le modèle imposé par la classe dominante. Il n’a d’autre choix que de tricher pour réussir. Notons que cette idée de « voix de blanc » dans le film est inspirée du propre vécu du cinéaste et que son effet dénonciateur dans le film est d’autant plus efficace et désopilant que ce dernier a fait le choix de pousser l’absurde au maximum en doublant véritablement le comédien par un acteur blanc.
Tandis que la carrière de Cassius décolle, Detroit, sa petite amie, qui elle joint le geste à la parole, trouve sa voie dans le militantisme, et ses amis et collègues se mobilisent contre l’exploitation dont ils sont victimes au sein de l’entreprise en se syndiquant et en revendiquant leurs droits. Mais Cassius se laisse séduire par son patron cocaïnomane, un fou mégalomane aussi monstrueux que dangereux. Ce dernier lui propose un salaire qu’il ne peut refuser et qui, pour gravir l’échelle sociale, le pousse à trahir les siens. Il va devoir choisir entre « la réussite » ou rejoindre la lutte et révéler le terrible secret de ses supérieurs. Sera-t-il solidaire avec ses semblables ou cèdera-t-il à l’individualisme, à l’égoïsme et à l’argent facile ? Doit-on abandonner ses principes et ses valeurs pour réussir ?
Pour son premier long-métrage, Boots Riley, du collectif hip-hop « The Coup » (présent sur l’excellente bande originale du film), concentre son histoire autour de l’exploitation des employés d’une société de télémarketing et nous livre une œuvre inventive et maitrisée qui mélange habilement les genres (Comédie, Satire politique, Science-Fiction, Fantastique,…) et leurs codes. Furieusement énergique, Sorry to Bother You est une œuvre décalée, originale et singulière, qui se situe quelque part entre Metropolis de Fritz Lang, Idiocracy de Mike Judge et le cinéma de Spike Lee.
Avec pour toile de fond la ville d’Oakland en Californie où le réalisateur a grandi, Sorry to Bother You est une caricature satirique et outrancière au traitement fun et dynamique mais au discours social ultra-militant. Un film-cauchemar fidèle aux combats politiques du réalisateur issu d’une famille de militants ouvriers de Chicago qui fut engagée dans le mouvement anti-capitaliste « Occupy ».
Multipliant les niveaux de lectures, Sorry to Bother You est un pamphlet burlesque, une œuvre bouillonnante, aussi cool par sa forme et son esthétique pop colorée percutante, qu’en colère par son propos et ses dénonciations du racisme, de la lutte des classes avec ses inégalités toujours croissantes ou encore des dérives du capitalisme avec la nouvelle forme d’esclavagisme que représente l’aliénation au travail dans nos sociétés occidentales dites « modernes ». Avec son personnage principal qui s’élève très haut avant de se rendre compte qu’il est en fait tomber bien bas, le film montre parfaitement comment le système pousse à l’individualisme et empêche par la même occasion le collectif d’évoluer et d’améliorer sa condition. L’arrière-plan du film montre une puissante société de développement qui prend en charge les individus en leur offrant gîte et couvert mais leur vend en fait la prison comme eldorado. Celui-ci met ainsi brillamment en lumière la perversion, le cynisme et la dangerosité de ce système qui va droit dans le mur en continuant d’asservir les individus sur le dos desquels il continue de s’enrichir outrageusement. Derrière la satire sociale se cache un brûlot politique.
Au casting, dans le rôle de Cassius Green on retrouve Lakeith Stanfield (States of Grace, Dope, N.W.A. – Straight Outta Compton, Get Out,…), Tessa Thompson (Creed,…) dans celui de Detroit, la petite amie de Cassius, mais aussi, Armie Hammer (The Social Network, Lone Ranger, Entourage, Nocturnal Animals,…), Steven Yeun (Okja,…), Jermaine Fowler, Omari Hardwick, Terry Crews, Kate Berlant, Michael X. Sommers ou encore Danny Glover (Witness, Silverado, La Couleur Pourpre, L’Arme Fatale, Grand Canyon, La Famille Tenenbaum,…).
Trente ans après l’emblématique Do The Right Thing de Spike Lee et les succès l’an dernier de Get Out de Jordan Peele et de Blackkklansman du même Spike Lee, Sorry to Bother You témoigne de manière décalée mais radicale, aussi bien dans le fond que dans la forme, non seulement des mouvements sociaux des dernières années, comme « BlackLivesMatter » ou « Occupy », mais aussi de la colère et de l’indignation de son auteur.
En plus de démonter de manière implicite les mythes de l’American Dream ou de la « méritocratie » et de dénoncer les inégalités sociales croissantes que provoquent la dégénérescence du capitalisme à outrance, avec ses choix artistiques aussi bien formels que scénaristiques, Sorry to Bother You combat évidemment également les dérives racistes toujours présentes dans nos sociétés au XXIème Siècle.
Malgré la frilosité et le manque de perception flagrants des producteurs, distributeurs et autres programmateurs qui sont persuadés connaitre les attentes du publics suite au dernier succès en date et qui ne poussent en fait qu’au formatage et à l’uniformisation médiocre de l’industrie cinématographique, Sorry to Bother You confirme le dynamisme et la créativité du cinéma noir américain. Si besoin est, ne manquez pas ces petits bijoux cinématographiques que sont Moonlight (2016) de Barry Jenkins et 12 Years A Slave (2013) de Steve McQueen.
Corrosif et subversif à souhait, Sorry to Bother You est une fable à voir toutes affaires cessantes.
Steve Le Nedelec
Sorry to Bother You un film de Boots Riley avec Lakeith Stanfield, Tessa Thompson, Jermaine Fowler, Omari Hardwick, Terry Crews, Kate Berlant, Michael X. Sommers, Danny Glover, Forest Whitaker, Steven Yeun, Lily James… Scénario : Boots Riley. Image : Doug Emmett. Décors : Jason Kisvarday. Costumes : Deirdra Elizabeth Govan. Montage : Terel Gibson. Musique : The Coup, Merrill Garbus, Boots Riley et Tune-Yards. Producteurs : Nina Yang Bongiovi, Jonathan Duffy, Charles D. King, George Rush, Forest Whitaker et Kelly Williams. Production : Cinereach – Forest Whitaker’s Significant Productions – MACRO – MNM Creative – The Space Program. Distribution : Universal Pictures International France (Sortie le 30 janvier 2019). Etats-Unis. 2018. 111 minutes. Couleur. Format image : 2.35 :1. Tous Publics avec un avertissement motivé par des scènes brutales et la prise de stupéfiants. « Certaines scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité du public ».