« Brûle, Rome, Brûle… » chante Néron (Charles Laughton) enfiévré par l’immense incendie qui ravage la ville depuis trois nuits. Nous sommes en l’an 64 après J.-C. L’inspiration submerge l’empereur « Lorsque, au royaume des ombres – Les flammes laissent – Les cendres sombres – Une flamme seule, Éternellement durera… » mais pour le moment c’est la colère du peuple de Rome qui gronde et des rumeurs accusent Néron d’être à l’origine du désastre. Quoi de mieux pour le despote que de faire porter le chapeau à la vermine chrétienne. Désormais pourchassés, les chrétiens se cachent « dans leur trou comme des rats »… Deux pochetrons repèrent, grâce à une croix dessinée au sol, deux chrétiens : Titus (Arthur Holh) et Favius (Harry Beresford). Ils les appréhendent bien décidés à empocher la récompense de 200 pièces promises par l’Empereur. La foule réclame vengeance. Courageusement, Mercie (Elissa Landi) s’interpose lorsque surgit le préfet de Rome, Marcus Superbus (Fredric March), avec ses soldats. Intrigué par Mercie, Marcus libère les deux hommes et demande à son aide de camp de la suivre…
Alex, le « héros » d’Orange Mécanique, se délectait de la lecture de la Bible et s’imaginait en centurion fouettant le Christ. Il y a du « Alex » dans Cecil B. DeMille ou plutôt l’inverse, le cinéaste est mort en 1959, 3 ans avant la publication du livre d’Anthony Burgess et 12 ans avant la sortie du film de Stanley Kubrick. Incontestablement, DeMille « appréciait » les coups de fouet et n’était pas contre une petite séquence sado-maso que l’on retrouve dans tous ses films. A ce titre, Le Signe de la Croix est peut-être son film le plus explicite, celui où il se laisse aller à mettre en scène toutes sortes de violences et de perversités, le contexte historique et biblique s’y prêtant parfaitement.
Le Signe de la Croix est une œuvre importante dans la carrière de DeMille. Quand le cinéaste entreprend Le Signe de la croix, il est au creux de la vague. Le film marque son retour au sein de la Paramount après une période que l’on peut qualifier de grosse bouderie de part et d’autre. DeMille, on l’oublie souvent, est l’un des plus grands cinéastes de la période muette; selon la légende, il a même découvert Hollywood. Ex-acteur et dramaturge, DeMille connaît dès son premier film, The Squaw Man en 1913, un immense succès. DeMille profondément marqué par Cabiria (1914), l’immense fresque de Giovanni Pastrone, s’engage dans cette voie et devient un maître incontesté du grand spectacle hollywoodien. Doué d’un flair infaillible pour anticiper sur les goûts du public, il enchaîne les succès. Son nom est dans l’esprit du public, synonyme non seulement de cinéma grandiose et spectaculaire, mais aussi de comédies sophistiquées. Fort de l’adhésion du public, DeMille entreprend en 1923 Les Dix Commandements (The Ten Commandments), l’une des plus grosses productions de l’histoire du cinéma. Le succès est au rendez-vous, mais les dépassements de budget, dus en grande partie à l’obsession de DeMille pour les détails exacts, exaspèrent les dirigeants de Famous Players-Lasky (Paramount) et notamment Adolph Zukor, c’est la rupture. DeMille fonde sa maison de production et devient son propre producteur en 1925. Ses films, mal distribués, sont des fiascos commerciaux, à l’exception du Roi des rois (The King of the Kings, 1927) consacré à la vie du Christ. Nous sommes à la fin du muet, DeMille ne croit pas en l’essor du cinéma parlant. Il signe toutefois avec la MGM pour trois films qui lui impose des doubles versions (muette et sonore). DeMille s’engage à petits pas dans le cinéma sonore avec son incroyable comédie musicale Madame Satan (1930), qui trop novatrice ne rencontre pas les suffrages du public tout comme son remake de The Squaw Man (1931) plus conventionnel. DeMille se retrouve dans une situation financière critique quand il reprend le dialogue avec la Paramount soutenu par Jesse Lasky et Budd Schulberg. Zukor à la tête de la major se laisse convaincre, il lui doit ses plus grands triomphes de l’époque du muet. Ils se mettent d’accord sur un contact à « l’essai » d’un an. Il ne restait plus qu’à trouver le film. Ce sera Le Signe de la Croix. Le film est la reprise d’une histoire déjà portée à l’écran en 1914, adapté d’une pièce de Wilson Barrett et issu de Quo Vadis de Henryk Sienkiewicz, l’action se déroulant dans l’Empire romain avait tout pour stimuler l’imagination de DeMille.
Le film entre en production dans un cadre financier rigoureux. DeMille n’est pas en position de force, mais il a en grande partie carte blanche tant qu’il reste dans les clous du budget, 650 000 dollars loin des 1,5 des Dix Commandements. Son salaire est d’ailleurs revu à la baisse, des 1000 dollars la semaine au temps du muet, il descend à 450. DeMille revoit l’ensemble de ses exigences à la baisse, le tournage est limité à huit semaines, le palais de Néron est une reproduction réduite et le seul décor construit à grande échelle est celui de l’arène pour les jeux du cirque. DeMille connaît parfaitement son métier et va tirer le meilleur de ce qui est mis à sa disposition. Avec son chef opérateur Karl Struss, il met au point un objectif prismatique lui permettant de doubler les figurants à l’écran. Il tourne avec une caméra blimpée, quasiment une première, pour utiliser au mieux le son direct. Il demande à ses techniciens une caméra aussi dynamique qu’au temps du muet. Résultat, certains plans sont vertigineux, comme ce travelling vertical sur l’entrée de l’arène où celui où la caméra passe à travers les barreaux, de l’extérieur à l’intérieur, pour découvrir les chrétiens dans les sous-sols de l’arène. Tous les mouvements sont justifiés, et le résultat est sidérant.
DeMille soigne sa distribution, il donne le rôle de Néron à un acteur qu’il a repéré sur la scène londonienne, Charles Laughton. Il est prodigieux, visiblement Laughton se délecte d’un personnage veule à la sexualité ambiguë. Claudette Colbert incarne l’impératrice Poppée, la femme de Néron, tout comme Laughton, elle crève l’écran. Son charme sexy, ses tenues affriolantes impressionnent le public. Il faut dire que DeMille lui donne des scènes qui possèdent tous les ingrédients pour se graver durablement dans la mémoire des spectateurs comme son bain au lait d’ânesse, scène qui fait encore référence dans toutes les anthologies du cinéma érotique. Première marche pour celle qui va devenir l’une des actrices les plus populaires des années 30/40. Fredric March est au sommet, il vient de remporter un oscar pour son interprétation magistrale du Dr Jeckyll et Mister Hyde réalisé par Rouben Mamoulian (1931). Il donne une interprétation inspirée d’un homme de pouvoir, Marcus, troublé par une jeune chrétienne, c’est-à-dire une ennemie de Rome. Elissa Landi, une actrice autrichienne née en Italie, n’aura pas de chance, elle, qui tient le grand rôle du film, est totalement éclipsée par la performance de Claudette Colbert. Qui peut s’amouracher d’une bigote ?
Autre grande qualité du film : le formidable travail sur les costumes de Mitchell Leisen, le futur réalisateur. De magnifiques créations qui traduisent autant la psychologie des personnages que leur place dans la hiérarchie sociale. Quant aux robes de Claudette Colbert, elles sont à tomber, elles couvrent son corps tout en laissant deviner ses formes, c’est sexy en diable.
Le Signe de la Croix est un triomphe qui relance la carrière de DeMille, il ne quittera plus le haut de l’affiche. Ses audaces érotiques irritent Hays dont le code n’est pas encore réellement appliqué. La séquence de danse lesbienne lui irise le poil, mais DeMille refuse la moindre coupe ainsi que dans la séquence hallucinante des jeux du cirque. Comment condamner les dépravations si on ne les montre pas ? Hays n’a pas encore la parade et, de plus, DeMille est un ami. Le Signe de la Croix est un grand spectacle à l’érotisme troublant et, l’on se pince, le film date de 1931 ! Et reste bien plus audacieux que nombre de productions récentes. Un must du genre.
Fernand Garcia
Le Signe de la Croix est disponible en combo (Blu-ray + DVD) pour la première fois en haute définition Full HD 1080 (une exclusivité mondiale) que nous devons à Éléphant Films. La restauration superbe est l’œuvre de l’UCLA Film and Television Archive. L’édition s’ouvre sur une présentation de Jean-Pierre Dionnet sur les six titres de Cecil B. DeMille disponible chez Éléphant Films dans la Collection Cinéma Master Class.
En complément :
Cecil B. DeMille par Jean-Pierre Dionnet. « Est-il ou n’est-il pas un des plus grands metteurs en scène du monde ? » on peut répondre par l’affirmatif à la fin de l’intervention passionnée de l’homme de Métal Hurlant. Dionnet remet les pendules à l’heure sur ce cinéaste dont le dernier film, et pas le meilleur, Les Dix Commandements, masque l’importance dans l’histoire du cinéma (10 minutes).
Le film par Jean-Pierre Dionnet. Des acteurs aux scènes les plus marquantes un tour d’horizon rapide et précis sur Le Signe de la Croix. « Il n’y a eu jusqu’à Kenneth Anger, de cinéaste aussi pervers que Cecil B. DeMille » c’est dire ! (11 minutes).
Claudette Colbert, Le Reine du grand écran, retour sur la carrière de l’actrice d’origine française par plusieurs historiens américains du cinéma (9 minutes).
Cecil B. DeMille, Le Géant d’Hollywood, documentaire américain sur le cinéaste avec des témoignages de membres de sa famille et de critique, l’occasion de voir des images de DeMille au travail (10 minutes).
Films Interdits, Hollywood au temps du Code Hays, tour d’horizon de la mise en place d’un système d’autocensure, le fameux et funeste Code Hays, l’interdiction de quasiment tout pour être plus respectueux du public ! (9 minutes).
La Bande-annonce de Signe de la Croix (1,31 minute).
Une Galerie de photos, et enfin les bandes-annonces de la Collection DeMille, Cléopâtre, Les Naufrageurs des mers du sud, Les Conquérants d’un nouveau monde, La loi de Lynch, Les Tuniques écarlates. Une édition de grande qualité pour le premier chef-d’œuvre parlant de Cecil B. DeMille.
Le Signe de la croix (The Sign of the Cross) un film de Cecil B. DeMille avec Fredric March, Elissa Landi, Claudette Colbert, Charles Laughton, Ian Keith, Arthur Hohl, Harry Beresford, Joyzelle Joyner, Tommy Conlon, Ferdinand Gottschalk, Vivian Toin… Scénario : Waldemar Young et Sidney Buchman d’après la pièce de Wilson Barrett. Directeur de la photographie : Karl Struss. Décors et costumes : Mitchell Leisen. Montage : Anne Bauchens. Musique : Jay Chernis, Rudolph G. Kopp, Paul Marquardt, Milan Roder. Producteur : Cecil B. DeMille. Production : Paramount Pictures. Etats-Unis. 1932. 125 minutes. Noir et blanc. Ratio image : 1,37 :1. Audio Français et Anglais. Dolby Digital 2.0 et DTS HD Stéréo. VF et VSTF. Tous Publics.