Paula (Amber Newman), une jeune fille, se déhanche tant qu’elle peut sur la scène d’une boîte de nuit. Elle espère intégrer le corps des danseuses grâce à cette audition. Hélas pour elle, il n’y a aucun doute qu’elle n’est pas faite pour les entrechats. Qu’importe pour la directrice Mme Gorgona (Lina Romay) : « Ce qu’on veut c’est un beau cul, une petite chatte et de jolis seins ». Et, côté sensualité, la gamine en jette. Plutôt que de l’exhiber dans son show, Gorgona la destine à une aventure bien plus excitante…
Jess Franco, après une introduction classique, la danse de Paula sous le regard de spectateurs experts, colle une citation de James Joyce, rien de moins, « God made food, the devil the cooks » (Dieu a créé l’aliment, le diable l’assaisonnement) tirée d’Ulysse. Cela peut paraître gonflé et contre nature à ceux à qui le nom de Jess Franco n’évoque qu’un cinéma grossier à connotation sexuelle sans moindre ambition artistique. C’est mal connaître l’animal où les références littéraires abondent. Pour en revenir à la citation, elle sera prise au pied de la lettre dans une scène où le liquide séminal de Furia, la domestique, est utilisé d’une manière pour le moins surprenantes. Evidemment, le diable n’est autre que la femme, objet de toutes les obsessions du cinéaste et, quitte à choisir, on préfère les délices supposées de l’enfer à l’ennui du paradis. Et pourtant, Franco nous entraîne sur une île paradisiaque, où de riches bourgeoises vont s’encanailler sous le regard et les ordres de Gorgona.
Alain Petit, grand Francophile devant l’Eternel et acteur dans Tender Flesh, considérait cette production comme le dernier grand film du cinéaste. Il s’agit d’un film en tout cas important dans la carrière de Franco au moment où il le tourne. Depuis plusieurs années, il a du mal à convaincre des producteurs de mettre de l’argent sur ses scénarios. Il tourne des commandes, des films d’action, la plupart produits par l’inénarrable Eurociné. Des films artistiquement décevants, produits pour des bouts de chandelle mais aux castings impressionnants. Ainsi Robert Foster, George Kennedy, Fernando Ray, Christopher Lee, Mark « Skywalker » Hamill, Telly Savalas, Helmut Berger se retrouvent à cachetonner à un moment creux de leur carrière chez Franco. En cette fin des années 90, le cinéma d’une manière générale a subi de profondes mutations structurelles et financières. Les producteurs des années héroïques ne sont plus là et Franco est dans l’impasse. Et c’est grâce à un regroupement de fans qu’il va obtenir des fonds pour enfin réaliser des films (une dizaine, jusqu’en 2005) conformes à ses désirs. Tender Flesh est le premier film de sa collaboration avec One Shot Production et par la même occasion sa première production américaine. Petit budget, le film est tourné en Super 16 avec une toute petite équipe à Malaga et Torremolinos en Espagne. C’est donc tout naturellement que l’on retrouve au générique, deux actrices d’outre-Atlantique, Amber Newman et Monique Parent.
Comparé aux films de la grande époque, Tender Flesh est un petit film, assez bancal, mais plusieurs scènes sont à mettre au crédit du film, on y retrouve la patte du grand Franco. Esthétiquement, on le sent plus à l’aise avec cette petite production qui lui permet toute sorte de recherches visuelles, cadrages alambiqués, images colorées avec ses dispositifs d’éclairage assez sophistiqués. La meilleur étant une étonnante et très belle scène d’orgie avec ses effets kaléidoscope qui donnent libre court aux penchants de voyeurs pour notre plus grand plaisir. Les hommes sont finalement assez passifs et les femmes, plus volontaristes et exhibitionnistes, sont les moteurs de l’action. Franco raconte, en partie, l’histoire d’une initiation, celle de la jeune et peu farouche Paula, mais aussi l’émancipation d’Irina, grande bourgeoise, par la satisfaction de ses penchants, on nage en plein sadomasochisme. Coups de fouet, léchage de bottes en latex noir, lesbianisme, perversité, chasse sanglante, personnage esclave sexuel (Furia), Franco égrène un chapelet digne du divin Marquis.
Côté scénario, Franco recycle de vieilles recettes qui ont fait leurs preuves, le film n’est ni plus ni moins qu’une relecture de La Comtesse perverse. Film sinusoïdale, dont l’enchaînement des péripéties laisse à désirer par un manque de moyens évident. A force de coller des décors n’ayant aucun ou peu de liens entre eux, Franco atteint une sorte d’abstraction. Mais, l’intérêt est dans les petits détails: Furia qui fait tinter une sonnette avec ses seins, ses longs baisers lesbiens, érotisme léger et pour le moins puissant. La conclusion de cette histoire évoque Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) de Peter Greenaway.
Tender Flesh est un retour aux fondamentaux, et, l’espace d’une séquence, Franco rend hommage à son mentor Orson Welles. Sur le voilier qui mène les protagonistes jusqu’à l’île des plaisirs, il le cite nommément et lui attribue la phrase « le meilleur Martini est celui composé de gin. On n’imagine le Martini qu’une fois ivre ». Jess Franco retrouve avec Tender Flesh l’ivresse de son cinéma…
Fernand Garcia
Artus Films signe avec Tender Flesh une formidable édition par l’importance des bonus qui accompagne le film. Edition double DVD, un premier entièrement dédié au film avec une courte introduction d’Alain Petit, les bandes-annonces de la Collection Jess Franco (Les Expériences érotiques de Frankenstein, La Fille de Dracula, Les démons, Tender Flesh, Le Miroir obscène, Les inassouvies, Sumuru, la cité sans hommes, La Comtesse perverse, Célestine, bonne à tout faire, Plaisir à 3, Vénus in Furs) et un deuxième pour les suppléments, des documents d’importance puisqu’ils nous permettent de découvrir Jess Franco au travail.
From Malaga with Love est un journal de tournage filmé en HI-8 par Alain Petit, c’est un document exceptionnel réalisé pendant le tournage de Tender Flesh. Images rares de Franco dirigeant ses acteurs. Nous sommes au cœur de la création. Franco cherche l’angle, la couleur, l’image qu’il veut obtenir, c’est professionnel; il est le maître de sa création. L’équipe, jeune, est réduite au strict minimum. Analia Ivars outre son rôle de servante dénudée s’occupe aussi du maquillage. Dans cette atmosphère de travail, pointe parfois au détour d’une séquence une certaine tension, un tournage n’est pas une partie de plaisir. C’est toute une époque qui resurgit devant nos yeux. Ce précieux document est proposé avec 3 pistes-son. La première avec le commentaire d’Alain Petit est riche d’anecdotes, il évoque chaque membre de l’équipe et son apport. La deuxième est en son direct, nous plonge dans l’atmosphère si particulière d’un tournage, comme si le temps se dilatait et que rien ne progressait. Enfin, la dernière propose la piste musicale (3 x 42 minutes).
La bouchée du cardinal, Alain Petit se remémore la genèse et le tournage de Tender Flesh. Souvenir d’un tournage épique, des doutes de Franco, du manque d’argent, de son équipe constituée en partie de jeunes d’école de cinéma, des problèmes de drogue, la carrière du film, etc. (17 minutes).
Working with Jess, montage des documents filmés par Alain Petit sur le plateau axé uniquement sur la direction d’acteurs de Jess Franco (15 minutes).
La vie est une merde, petite anecdote d’Alain Petit sur Amber Newman et… la fameuse chanson du titre interprété par Alain Petit, culte (3 minutes).
Psycho-lettes, court-métrage de Pedro Temboury. A Malaga, un groupe de filles féministes en mobylettes, appelées les Psycho-lettes, violent les hommes auxquels elles sectionnent le pénis ! Sexy, rebelle & hallucinatoire (1996, 10 minutes). Et pour terminer, un Diaporama d’affiches et de photos rares. Une édition indispensable pour les fans de Jess Franco.
Tender Flesh / Boccato di Cardinale un film de Jess Franco avec Lina Romay, Monique Parent, Aldo Sambrell, Alain Petit, Analia Ivars, Mike Kronen, Amber Newman… Scénario : Jess Franco. Directeur de la Photographie : Benjamin L. Gordon (Emilio Shargorodsky). Montage : Rosa Maria Almirall. Musique : Daniel White, Saxy Sadies, Jess Franco. Producteurs exécutifs : Gabriel Iglesias & Jess Franco Producteurs : Kevin Collins, Hugh Gallagher & Peter Blumenstock . Production : One Shot Productions. Etats-Unis – Espagne. 1996-1997. 91 minutes. Couleur. Format image : 1,66 :1. 16/9e compatible 4/3. Version anglaise et espagnole sous-titrées en Français. Interdit aux moins de 16 ans.