Une fusillade éclate dans la Zone Commune de Sécurité (Joint Secutity Area) séparant les deux Corée, deux soldats nord-coréens sont retrouvés morts. L’incident est sérieux, et la tension entre les deux pays est à son paroxysme. Une commission internationale, dirigée par le major Sophie Jean (Lee Yeong-ae), est mise en place pour en déterminer les causes. Le major demande à rencontrer les soldats survivants en faction ce soir-là des deux côtés de la ligne de démarcation…
J’ai découvert Park Chan-wook avec Sympathy for Mister Vengeance un soir dans une salle des Grands Boulevards. Rien ne me préparait à un tel choc, à me retrouver face à l’un des plus puissants et impressionnants polars de ce début de siècle. Sympathy for Mister Vengeance était sorti sur les écrans sans grande couverture presse. A l’époque, il n’était pas courant de voir de films coréens dans les salles françaises. Quelques années auparavant le Centre Pompidou avait organisé une rétrospective qui nous avait permis de découvrir cette importante cinématographie trop longtemps laissée hors des radars cinéphiliques. La sortie de Sympathy… avait de quoi titiller ma curiosité, pareil film ne pouvait être l’œuvre d’un auteur surgi de nulle part. La confirmation de l’immense talent de Park Chan-wook ne se fit pas attendre. Quelques mois plus tard, au Festival de Cannes 2003, je me précipite à la première projection du matin (avant l’officielle du soir) de Old Boy. L’immense salle Lumière s’est gentiment remplie, peu de spectateurs connaissait le réalisateur et la plupart n’avaient jamais vu le moindre film coréen. Deux heures plus tard, les lumières encore éteintes, encore groggy par cet incroyable film, je compris que je venais d’assister à la naissance d’un classique. Old Boy enthousiasme Quentin Tarantino et frôle d’une voix la Palme d’Or. L’influence du film allait être considérable, on ne compte plus les combats et meurtres à coups de marteau depuis, jusqu’à un remake forcement inutile réalisé par Spike Lee. Park Chan-wook faisait une entrée fracassante dans le paysage cinématographique mondial. Depuis ses films sont fébrilement attendus par public et cinéphiles confondus. Lady Vengeance (2005), Je suis un cyborg (2006), Thirst (2009), Stoker (2013), Mademoiselle (2016), toutes ces réussites ne sont pas le fruit du hasard mais d’un cinéaste de grand talent en prise avec l’Histoire de son époque.
En 2000, Park Chan-wook réalisait JSA, son troisième film et le véritable premier jalon d’une carrière fabuleuse. JSA est resté inédit en France malgré un triple prix obtenu à l’éphémère Festival du film asiatique de Deauville en 2001. Le contexte historique du film était peut-être, aux yeux des distributeurs, trop complexe pour le public français. Aujourd’hui, les deux Corée font la une de l’actualité. En quelques années, nous nous sommes familiarisés avec cette fracture, cette ligne qui sépare le pays en deux identités idéologiques. La Rabbia a eu non seulement l’excellente idée mais la volonté de sortir JSA au cinéma. A le découvrir aujourd’hui, on se rend compte qu’il s’agit d’un maillon essentiel pour la compréhension de l’œuvre de Park Chan-wook. Les thèmes qui parcourent ses films comme de fines lignes invisibles sont déjà présents.
Le début de JSA donne une impression de grande confusion, des coups de feu, des impacts, des morts, un incident vient d’avoir lieu dans un poste de surveillance entre les deux Corée. Nous perdons quelque peu pieds et puis, Park Chan-wook patiemment remet en place les différents éléments qui vont aboutir à un drame humain dont les ramifications politiques ne seront jamais minimisées mais tirées vers l’absurde de leur réalité.
Le major Sophie Jean, jeune femme suisse d’origine coréenne (la précision à son importance), est nommée pour mener l’enquête et déterminer les causes de cette étrange et paradoxale tuerie. De part et d’autre, il reste des survivants. Elle va les interroger mais rapidement elle se rend compte que quelque chose cloche dans les témoignages… C’est par le biais d’une superbe imbrication de flashbacks, que Park Chan-wook met en place son récit. Il oppose le mensonge qui structure les Corée à la sincérité et au désir de fraternité des soldats.
Dans cette zone, deux soldats nord-coréens sauvent un soldat sud-coréen pris au piège d’une mine. Premiers contacts difficiles entre les soldats sont marqués du sceau de la peur et d’année de propagande. Lentement, rencontre après rencontre, des liens d’amitié se tissent… Plus l’enquêtrice se rapproche de l’histoire de ses soldats, plus c’est tout un système qui se révèle à ses yeux. Le major Sophie Jean va faire l’amère expérience d’une situation qui broie les individualités et se joue de la réalité pour en délivrer une version conforme aux intérêts politiques des deux camps et de leurs partenaires.
Park Chan-wook dresse un portrait attachant de soldats des deux Corée qui, nuit après nuit, se retrouvent, se jaugent, s’observent et finissent par fraterniser. L’humain prend le pas sur le politique sans que jamais la menace oppressante qui plane au-dessus d’eux ne s’estompe. Au fil de ces rencontres nocturnes, en cachette de leurs hiérarchies, c’est toute une idéologie de la séparation qui s’effrite. On pourrait rapprocher certaines scènes de jeux entre les soldats de celles entre les gangsters dans les films de Kitano. Ce retour vers une enfance qui aurait pu être commune, partagée et que l’histoire a rendue impossible.
Les enjeux géopolitiques écrasent les individus, du soldat à l’enquêtrice, et c’est dans l’image, nous dit Park Chan-wook, que se trouve la vérité, un simple arrêt sur image nous dévoile une vérité rebelle à l’histoire officielle. La mise en scène est impeccable: chaque mouvement, chaque cadre accentuent l’effet de tension au sein d’un monde figé dans ses contradictions. Le cadre est traversé par des lignes horizontales ou verticales délimitant un périmètre restreint où s’exprime tant bien que mal la vie. L’interprétation remarquable participe pleinement de la tension sourde qui parcourt le film. Acteurs épatants qui nous sont aujourd’hui familiers. Lee Yeong-ae (le major Sophie Jean) n’est autre que la Lady Vengeance dans le film de Park Chan-wook, Song Kang-ho (le sergent nord-coréen Oh) est dans la quasi-totalité de ses films et dans ceux de Bong Joon-ho (Memories of Murder, The Host, Snowpiercer, Parasite). Quant à Lee Byung-hun (le sergent sud-coréen Lee), il est l’acteur fétiche de Kim Jee-woon (A Bittersweet Life, Le Bon, la Brute et le Cinglé, J’ai rencontré le diable…).
JSA – œuvre magistral bonifiée par le temps et dont l’actualité est toujours aussi brûlante.
Fernand Garcia
JSA – Joint Security Area (Gongdong gyeongbi guyeok) un film de Park Chan-wook avec Song Kang-ho, Lee Byung-hun, Lee Yeong-ae, Shin Ha-Kyun, Kim Tae-woo, Kim Kwang-il, Herbert Ulrich… Scénario : Park Chan-wook, Kim Hyun-seok, Lee Moo-young, Jeong Seong-san, Bangnidamae d’après le roman de Park Sang-yeon. Directeur de la photographie : Kim Sung-bok. Lumières : Lim Jae-young. Direction artistique : Kim Sang-man. Costumes : Park Sang-hun. Montage : Kim Sang-bum. Musique : Cho Young-wook & Bang Jun-suk. Producteurs : Lee Eun, Shim Jae-myung. Production : Distribution (France) : La Rabbia (sortie le 27 juin 2108). Corée du Sud. 2000. 110 minutes. Couleur. Format image : 2,35 :1. Son : 5.1. Inédit en France. Tous publics avec avertissement.