Anne (Jeanne Moreau) s’ennuie, tandis que son fils Pierre répète une sonatine sous le regard de sa professeur de musique. Alors qu’elle lui explique ce que signifie moderato cantabile (modéré et chantant), un cri abominable de femme retentit. L’enfant veut voir par la fenêtre mais il est hors de question que la leçon de piano soit interrompue. Quelques minutes passent, un attroupement… une sirène de police… quelque chose de grave s’est produit. La leçon est interrompue. Anne découvre qu’un crime passionnel a eu lieu dans un petit café à quelques pas de là. Une femme gît sur le sol, morte. Un homme est emmené par la police. La scène du crime est bouclée. Anne et son fils rentrent à la maison. Le soir à table, elle demande à son mari, un riche industriel, s’il est au courant de quoi que ce soit. Ce crime ne l’intéresse pas. Le lendemain le café a rouvert comme tous les jours. Anne intriguée et mue par un sentiment morbide pénètre dans le café. Au comptoir, elle commande un verre de vin. Au sol, l’empreinte encore fraîche d’une tache de sang. Anne est abordée par un ouvrier (Jean-Paul Belmondo) des usines de son mari qui l’avait remarquée la veille Sous le prétexte de se renseigner mutuellement sur les protagonistes de cette tragédie, Anne et l’ouvrier vont se revoir… un amour sans lendemain va les réunir l’espace d’une parenthèse…
Moderato Cantabile est un film important dans la carrière de Jean-Paul Belmondo. Pour la première fois, il s’échappe des rôles de voyou plus ou moins sympathique pour incarner un personnage plus complexe, plus mature. Il doit ce rôle à Jeanne Moreau qui souhaitait tourner avec lui. Coproductrice du film, elle organise une rencontre entre Raoul J. Levy, le producteur, Marguerite Duras, auteur du roman, et Peter Brook, le metteur en scène. La rencontre ne se passe pas bien, Duras et Brook sont d’accord : Belmondo ne correspond pas au personnage. Moreau s’entête et l’impose. Belmondo s’adapte mal à un tournage « aussi sérieux ». Pour Peter Brook, le réalisateur, c’est le premier film en langue française. Il avait précédemment réalisé une version de L’Opéra des gueux (1953) avec Laurence Olivier et mis en scène pour la télévision américaine Le Roi Lear avec Orson Welles dans le rôle-titre. Très grand nom de la scène théâtrale internationale, Peter Brook avait mis en scène à Paris La chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams avec Jeanne Moreau (1956). Moderato Cantabile est un événement qui marque la rencontre d’un grand metteur en scène théoricien de l’espace vide et de la grande romancière du nouveau roman Marguerite Duras.
Le tournage débute du côté de Bordeaux. Brook parle un français approximatif, ce qui rend la communication avec ses acteurs parfois difficile. Belmondo n’aime pas sa manière de diriger, ni la rigueur qu’il impose à ses acteurs, comme celle de vivre cloîtré pour mieux se concentrer et être le personnage. Belmondo ne se sent pas à sa place dans cet univers qu’il perçoit comme trop intello et snob. Il en gardera une certaine amertume. Pourtant son jeu, sans effet outrancier et tout en retenue, s’accorde parfaitement au climat général du film.
C’est la description d’une vie ennuyeuse (celle d’Anne) et de la solitude d’amants tristes issus de deux mondes étrangers. Brook saisit admirablement le vide qui sépare ses deux personnages. Son utilisation du scope est admirable, les lieux où évolue le couple sont choisis avec un grand soin. Ajoutons que le noir et blanc est somptueux. Moderato Cantabile est une œuvre profondément mélancolique.
Au Festival de Cannes, le film était attendu comme un événement. Marguerite Duras était auréolée du triomphe d’Hiroshima mon amour qu’elle a écrit pour Alain Resnais. Jeanne Moreau sortait de deux énormes scandales et succès, Les Amants de Louis Malle et Les Liaisons dangereuses 1960 de Roger Vadim, c’est l’actrice idéale du spleen existentiel. Jean-Paul Belmondo, le voyou d’A bout de souffle, et enfin Peter Brook, un des plus importants noms de la scène théâtrale anglo-saxonne. L’attente est si importante que Moderato Cantabile déçoit critique et public. Mais qu’attendaient-ils au juste ? Mystère.
Peter Brook met en scène intelligemment l’œuvre de Marguerite Duras. Il trouve équivalent cinématographique aux mots de l’auteur de Barrage contre le Pacifique et Des journées entières dans les arbres. Brook travaille l’espace vide entre les personnages et le vide au cœur des êtres humains. Jeanne Moreau est impériale, le jury ne s’y trompe pas et lui décerne son prix d’interprétation.
Durant le tournage, un accident de la route va faire la une de la presse. La Dauphine-Gordini de Jean-Paul Belmondo glisse sur la route mouillée, fait un tonneau, heurte un arbre et se retourne. Jérôme, le fils de Jeanne Moreau et de Jean-Louis Richard, âgé de 10 ans est éjecté par le toit ouvrant. Il gît sur l’herbe la tête en sang. Belmondo a le poignet brisé. Après plusieurs jours d’observation à l’hôpital le jeune garçon est déclaré hors de danger. La presse à scandale se déchaîne contre Belmondo. Dans cette douloureuse épreuve, qui le bouleverse d’inquiétude, il a le soutien de Jeanne Moreau.
Mal accueilli à l’époque, Moderato Cantabile est aujourd’hui un classique de l’écran.
Fernand Garcia
Moderato Cantabile un film de Peter Brook avec Jeanne Moreau, Jean-Paul Belmondo, Pascale de Boysson, Jean Deschamps, Didier Haudepin, Colette Régis, Valeric Dobuzinsky… D’après le roman de Marguerite Duras (Editions de Minuit) Adaptation & dialogues : Marguerite Duras & Gérard Jarlot. Directeur de la photographie : Armand Thirard. Décors : Robert André. Montage : Albert Jurgenson. Musique : Antonio Diabelli. Producteur : Raoul J. Levy. Production : Iéna Productions – Documento Film. France – Italie. 1960. 95 minutes. CinemaScope 2,35 :1. Noir et blanc. Tous publics. Grand prix d’interprétation Féminine, Festival de Cannes, 1960.