Après des mois sans que l’enquête sur la mort de sa fille ait avancé, Mildred Hayes prend les choses en main, affichant un message controversé visant le très respecté chef de la police sur trois grands panneaux publicitaires à l’entrée de leur petite ville.
Après le déjà très remarqué et « décalé » Bons Baisers de Bruges (In Bruges, 2008) et le décevant 7 Psychopathes (Seven Psychopaths, 2012), 3 Billboards, Les Panneaux de la Vengeance (Three Billboards Outside Ebbing, Missouri) est le troisième long métrage du cinéaste et dramaturge Britannique Martin McDonagh qui, en plus de la mise en scène signe également ici le scénario du film.
Drame psychologique et social aussi noir et violent que corrosif, 3 Billboards penche du côté du polar rural. Comme dans Bons Baisers de Bruges, McDonagh effectue ici un mélange des genres avec une saisissante habilité, ce qui donne au film sa richesse et une tonalité particulièrement singulière. Puissant et fascinant, sous ses airs de western moderne, ce pamphlet politico-social rappelle, pour plusieurs raisons, aussi bien le cinéma des frères Coen que celui de John Ford ou encore, avec sa construction, ses symboles et notamment ses scènes d’incendies, les westerns crépusculaires comme Impitoyable (Unforgiven, 1992) de Clint Eastwood ou Brimstone (2016) de Martin Koolhoven.
Parfaitement reconstituée, l’ambiance de cette petite ville américaine, avec ses habitants, ses forces de police et ses piliers de bars, nous plonge dans une chronique réaliste de l’Amérique profonde contemporaine, l’Amérique rongée par le racisme quotidien, la haine et la violence. Le film retrace le parcours de Mildred Hayes, une mère dont la fille a été victime il y a plusieurs mois d’un crime abominable toujours non-résolu. Celle-ci décide de louer les panneaux publicitaires se trouvant à l’entrée de la ville d’Ebbing, là où le crime a eu lieu, afin d’attirer l’attention et de faire avancer les choses. Elle y dénonce publiquement l’inefficacité de l’équipe du respecté et apprécié Shérif Willoughby et les « lenteurs » de l’enquête toujours au point mort. Le personnage de Mildred étant le personnage principal du film, ce dernier repose donc presque entièrement sur les épaules de la comédienne Frances McDormand dont l’interprétation est ici tout simplement remarquable.
Pour interpréter les personnages de cette histoire, on retrouve à l’affiche du film une pléiade de comédiens tous aussi éblouissants les uns que les autres. Constitué, jusqu’aux seconds rôles, d’acteurs au sommet de leur Art, le casting est un véritable sans-faute.
En tête d’affiche, pour incarner le rôle de Mildred Hayes, cette femme qui n’a plus rien à perdre et dont le coup d’éclat va mettre la ville dans tous ses états, McDonagh a fait appel à la formidable comédienne Frances McDormand (Sang pour Sang (Blood Simple, 1984), Arizona Junior (Raising Arizona, 1986), Mississippi Burning (1988), Miller’s Crossing (1990), Hidden Agenda (1990), Short Cuts (1993), Rangoon (Beyond Rangoon, 1994), Fargo (1996), The Barber: L’Homme qui n’était pas là (The Man Who Wasn’t There, 2001), Burn After Reading (2008),…) qui est ici particulièrement exceptionnelle. Cette dernière campe avec brio le personnage dur et complexe d’une femme à la fois dévastée, forte, fière et courageuse qui, enfermée dans sa quête de justice et sa soif de vengeance, mène un combat de tous les instants. A l’inverse du caractère et de l’introspection du personnage de Lee Chandler, interprété par Casey Affleck dans Manchester By The Sea (2016) de Kenneth Lonergan, la douleur de Mildred est tellement forte et obsessionnelle qu’elle ne peut être que dans l’action. Mais, comme vient nous le souligner un flash-back important, son personnage se dévoile comme étant également une mère rongée par la culpabilité qui cherche avant tout à réparer ses erreurs du passé, à se pardonner à elle-même. Inconsciemment plus animée par une volonté de rédemption, sa quête de justice s’avère donc être « irréelle ». Vengeresse solitaire, froide et déterminée, le personnage de Mildred Hayes n’est pas sans rappeler ceux de John J. Macreedy interprété par Spencer Tracy dans Un Homme est passé (Bad Day at Black Rock, 1954) de John Sturges et d’Ethan Edwards qu’interprétait John Wayne dans La Prisonnière du Désert (The Searchers, 1956) de John Ford, dont l’actrice elle-même reconnaît s’être inspirée pour la préparation de son rôle.
A ses côtés, dans le rôle du bon Shérif Willoughby, on retrouve l’extraordinaire et ici très émouvant Woody Harrelson (Tueurs Nés (Natural Born Killers, 1994), Larry Flynt (The People vs. Larry Flynt, 1996), The Walker (2007), Bienvenue à Zombieland (Zombieland, 2009),…). Touchant et bouleversant, ce dernier incarne lui aussi parfaitement dans le film, la figure du Shérif juste, du bon père et bon mari, du héros classique et conventionnel, la figure du héros « Fordien » par excellence.
Colt au ceinturon, idiot, raciste et homophobe, Dixon est un minable. Il vit toujours chez sa mère tout aussi minable que lui, et peut-être même plus. Sous son influence, entre deux passages à tabac, ce dernier passe son temps à lire des bandes-dessinés les pieds sur son bureau et à boire des bières. A la fois redoutablement ridicule et violent, puis contre toute attente, émouvant et bouleversant, le personnage de l’imbécile et détestable adjoint au Shérif Jason Dixon est magnifiquement interprété par le remarquable Sam Rockwell (Les Associés (Matchstick Men, 2003), Snow Angels (2007), Moon (2009),…) qui parvient ici mieux que personne à traduire toute l’ambiguïté du personnage.
A la fois héros et ordures, losers magnifiques profondément humains, les personnages du film, en souffrance permanente car constamment malmenés (brûlés, défenestrés, défigurés, mourants,…), ne sont jamais ce qu’ils semblent être au premier abord mais au contraire toujours bien plus que ce que l’on pensait d’eux de prime abord. Loin des archétypes convenus, ces derniers sont sans cesse subtilement redéfinis au fil de l’histoire. Le cinéaste met en parallèle le regard qu’ont les personnages les uns sur les autres avec celui du spectateur et questionne ainsi sur les jugements hâtifs et les a priori. Proches des personnages des romans de l’écrivain Jim Thompson, ni tout noir, ni tout blanc, ceux-ci sont, comme chacun d’entre nous, capables du meilleur comme du pire. L’écriture des personnages nous révèle avec finesse les défauts, les bons côtés, les contradictions et les ambiguïtés de ces petites gens. Toujours en évolution, ceux-ci ne sont jamais jugés par le réalisateur qui, habilement, se garde bien d’avoir un regard moral sur eux ou d’excuser leurs actes. Particulièrement rigoureux et intelligent, le traitement psychologique de ces derniers évite tout manichéisme et renforce ainsi l’identification du spectateur. Le film nous amène à voir les personnes derrières leurs apparences. Par le biais de cette galerie de paumés tour à tour idiots, énervants, répugnants et bouleversants, et de leurs enjeux sans cesse redéfinis, McDonagh manipule brillamment le spectateur en le maintenant dans un état d’incertitude permanent.
A la fois « drôle », par l’ironie du personnage principal et l’idiotie du policier Jason Dixon (Sam Rockwell), mais aussi tragique, le récit du film visite toute la complexité de l’âme humaine, la pluralité de l’homme avec toutes ses contradictions. Accompagné de la sublime bande originale signée Carter Burwell (compositeur attitré des Coen, qui a également signé celles des deux premiers films de McDonagh), sans oublier évidemment la présence de Frances McDormand, le film évoque immanquablement Fargo (1996), un des chefs-d’ œuvre des frères Coen. Limpide et convaincante, la narration du film n’en est pas pour autant moins originale tant elle joue sur l’inattendu et les rebondissements. En effet, jouant avec les codes et les attentes du spectateur, le scénario du film ne nous emmène jamais là où on l’attend. Tout en restant solidement cohérente, l’histoire reste tout simplement imprévisible.
Constituée principalement de gros plans afin de mieux saisir les émotions mais aussi les faiblesses, les failles et les doutes de ses personnages, réalisateur a fait le choix d’une mise en scène sobre mais néanmoins efficace pour être au plus près de ses personnages et de ses comédiens. Ce qui ne l’empêche pas pour autant de se prévaloir par exemple d’un sublime plan séquence pour traduire la violence viscérale qui habite certains de ses personnages ou encore, pour une intelligente gestion des espaces, de se servir du format Scope afin d’évoquer somptueusement, avec le paysage (la nature et les grandes étendues) et ces trois panneaux, mais aussi avec son héroïne et la petite ville perdue au milieu de nulle part avec son Shérif et ses adjoints, la mythologie du western en général et le cinéma de John Ford en particulier.
A la fois pertinents et percutants, violents mais toujours justes, les dialogues du film sont parfaitement ciselés et désamorcent la noirceur du sujet ainsi que les actes et les souffrances des personnages. Par les mots et à travers l’ironie et l’entêtement de son personnage principal, le réalisateur interroge sur les notions de justice et de pardon et n’hésite pas pour cela à éreinter au passage les symboles traditionnels de la société américaine tels que l’Etat (les forces de l’ordre), la Famille ou encore la Religion (l’Église).
La vision sombre des États-Unis du cinéaste passe également dans le film par son traitement et sa dénonciation des brutalités policières, du racisme et des violences raciales, de l’homophobie et des médias dans une petite ville paisible qui voit son quotidien bouleversé par l’action d’une femme faisant suite à un évènement dramatique. Plus que la vengeance, dont le bien-fondé est ici remis en question, le film met en avant la question de la culpabilité et en lumière les dégâts que cause le cercle vicieux de la violence. On peut également voir par le retentissement des messages de ces panneaux et la récupération et le traitement qu’en font les médias, une dénonciation des dangers des « phrases slogans » déclamées sous le coup de l’émotion, et des réactions immédiates, tout aussi irréfléchies et néfastes, qu’elles suscitent. Les panneaux manifestent donc des ravages de la « justice » des réseaux sociaux en général et des « tweets » en particulier. Quand l’action (la réaction) prime sur la réflexion.
Avec son histoire, ses partis pris formels et esthétiques, avec les caractéristiques psychologiques de ses personnages et la justesse de leurs rapports, le metteur en scène utilise et déconstruit dans le même temps, non seulement les codes des genres cinématographiques, mais également les stéréotypes de nos valeurs, de nos peurs et de nos mythes, pour au final nous livrer une véritable étude de caractères sociologique qui questionne les maux de nos sociétés actuelles avec pertinence.
Maître de son sujet comme de son discours, avec 3 Billboards, Les Panneaux de la Vengeance, Martin McDonagh innove aussi bien dans la forme que dans le traitement. D’une beauté sombre déconcertante et, dans le même temps, d’une effrayante actualité, le puissant 3 Billboards est une importante et immanquable fable philosophique contemporaine. Aussi brillant que bouleversant, riche et intelligent, 3 Billboards est un film magistral dans lequel la colère gronde.
Steve Le Nedelec
3 Billboards, Les Panneaux de la Vengeance (Three Billboards Outside Ebbing, Missouri) un film de Martin McDonagh avec Frances McDormand, Woody Harrelson, Sam Rockwell, Peter Dinklage, Caleb Landry Jones, Alejandro Barrios, Amanda Warren… Scénario : Martin McDonagh. Image : Ben Davis. Direction artistique : Inbal Weinberg. Costumes : Melissa Toth. Montage : Jon Gregory. Musique : Carter Burwell. Producteur : Graham Bradbent, Peter Czernin, Martin McDonagh. Producteur : Blueprint Pictures – Film 4 – Fox Searchlight Pictures. Distribution (France) : 20th Century Fox France (Sortie le 17 janvier 2018) Etats-Unis – Grande-Bretagne. 2017. 116 minutes. Couleur. Format image : 2.35 :1. Dolby Digital. Tous Publics.